Créée en 2014, Phénix fait aujourd’hui partie des symboles du mouvement Tech for Good français. Depuis six ans, l’entreprise mène la lutte contre le gaspillage aux côtés, notamment, de Too Good To Go et de Comerso. Echanges avec son co-fondateur, Jean Moreau, au sujet du modèle et de la stratégie de Phénix, ainsi que sur l’émergence des structures à impact en France.

Les Horizons : Où en-êtes vous avec Phénix en ce début d’année ?

Jean Moreau : Sur l’année 2019 on a atteint les 100 millions d’euros de volume d’affaires, c’est à dire de produits qui transitent par la plateforme ou par l’application. Ce qui nous a permis de réaliser un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros HT, et on espère faire autour de 20 millions en 2020. En répartition, on est sur 90% de B2B. À terme, on vise une répartition 70/30 car le B2B restera toujours notre locomotive et notre métier historique mais l’app avance vite et fort. Sur l’application B2C, on travaille avec  3 000 commerces partenaires aujourd’hui, et l’application a été téléchargée par près de 500 000 personnes sur un an


Vous avez aussi levé 15 millions d’euros l’année dernière, et intégré le FrenchTech 120. Quelles sont les ambitions après ces deux étapes ?

La levée de fonds était nécessaire pour réaliser trois objectifs. D’abord, le lancement de l’application B2C, car c’est un modèle qui est consommateur de cash pour développer l’outil, faire connaitre la marque et faire de l’acquisition online. Ensuite, on voulait aussi partir à l’international, ce qu’on a fait en Espagne, au Portugal, en Belgique et en Suisse. Et ça ne s’arrête pas là, puisqu’on souhaite ouvrir 3 nouveaux pays dans le courant du 1er semestre 2020. Enfin, le troisième élément, c’était de staffer l’équipe. Quand on est en phase de changement d’échelle, il faut pouvoir recruter des profils solides et experts à tous les niveaux. On a embauché notre Head of B2B, Head of B2C, notre DRH, et d’autres profils côté Data, Marketing, Product Management, …

Et on en parle moins mais nous avons aussi lancé un réseau de magasins physiques, les épiceries Nous anti-gaspi. C’est un modèle « en dur », à l’ancienne, avec des points de ventes qui font entre 300 m2 et 500 m2 dans lesquels nous faisons de l’achat/revente de produits difformes, hors calibre, invendus, toutes les gueules cassées… On compte 8 magasins aujourd’hui, qui vont de Rennes, Nantes, Laval à Cherbourg ou encore Paris 19ème. Sur les 15 millions levés,1,5 millions ont été fléchés sur cette chaine de magasins innovante. On espère en ouvrir 25 dans les deux ans.


Quel est le modèle économique de ces enseignes ?

On achète aux producteurs des produits déclassés : concombres tordus, patates difformes, carottes qui ne répondent pas aux normes… donc plutôt du circuit-court en direct des producteurs. Ou alors on récupère les produits déclassés des industriels : les fins de packaging, fins de promos, fins de références, les marques qui arrêtent un produit, un lancement qui n’a pas fonctionné… C’est un métier totalement différent pour nous, un métier de pur distributeur qui consiste à dépoussiérer le modèle du destockage via l’axe consommation responsable et anti-gaspillage.

Il y a encore tout un monde d’innovations low-tech et de modèles à l’ancienne qui a toute sa place dans l’économie actuelle.


C’est un modèle original pour une entreprise tech…

On assume d’être une entreprise tech – même si on ne fait rien de révolutionnaire : une marketplace BtoB et une application mobile BtoC – mais on ne jure pas uniquement par l’hyper croissance, la big data et les algorithmes ou encore l’IA… Le fait est qu’on croit à la tech, mais on pense aussi qu’il y a encore tout un monde d’innovations low-tech et de modèles à l’ancienne qui a toute sa place dans l’économie actuelle. Et les chiffres de nos boutiques en sont la preuve.


À ce sujet, quand on parle d’économie circulaire aux entreprises, qu’est ce qui fait mouche, les chiffres ou la préoccupation environnementale ?

Dans 90% des cas, c’est l’aspect économique qui prime sur l’aspect environnemental. Les décideurs se lancent dans le sujet dès lors qu’ils comprennent que l’économie circulaire peut constituer un réeel levier pour réduire leurs coûts. Ma conviction, c’est que le développement durable, la RSE et les sujets de circularité ne fonctionnent à grande échelle que s’ils sont rapatriés vers le coeur de métier des entreprises, et pris en mains par les vrais décideurs que sont les patrons de Business Unit, les DG, éventuellement les acheteurs… Si ces sujets restent bloqués au niveau d’un service RSE ou d’une Fondation, qui ont encore trop souvent des budgets ou des relais d’influence internes limités, cela finit malheureusement par être dépriorisé. Donc, il faut un modèle économique associé pour que cela fonctionne et achève de convaincre les vrais décideurs.

Et ce qui est intéressant avec l’économie circulaire, et en particulier dans l’antigaspillage, c’est précisément qu’on a un impact social et environnemental très positif (plus de 40 millions de repas redistribués en 2019), mais aussi un impact très clair sur le compte de résultat. On amène une réduction de coûts qui fait que ça marche. Avec 6 ans de recul, je pense que PHENIX n’aurait pas fonctionné aussi rapidement si nous n’avions pas eu un impact business assez fort sur les comptes de nos partenaires. Surtout qu’on s’adresse essentiellement à deux secteurs exigeants et très orientés résultats que sont l’industrie et le retail.


Après les industriels et le retail, justement, quels marchés visez-vous désormais ?

Notre stratégie c’est de se recentrer sur l’alimentaire. À une époque on était tenté de nous attaquer au gaspillage vestimentaire, aux déchets du BTP, mais notre force c’est l’alimentaire, notre valeur ajoutée, ce sont les dates courtes, où nos clients ont besoin de nos outils numériques pour être réactifs. Donc on se refocalise sur l’alimentaire tout en essayant de s’étendre au-delà de la pure distribution pour remonter d’un cran dans la chaîne et aller voir les producteurs, les exploitants agricoles, les transformateurs.

Et puis via le lancement de l’application B2C, on va chercher des volumes qu’on n’arrivait pas à traiter jusqu’à maintenant, qui sont des petits flux éclatés issus des boulangeries, des restaurants, des primeurs. Avant, on ne faisait vraiment que de l’hypermarché, du supermarché ou du magasin de proximité. Maintenant on va un cran plus bas sur des petits volumes qu’on ne traitait pas car cela n’intéressait pas nos partenaires associatifs.

L’application mobile, c’est une bonne solution, mais pas si l’antigaspillage se fait au détriment de l’aide alimentaire.


Vous n’avez pas une concurrence interne entre B2B et B2C ?

Si bien sûr et c’est précisément pour cela que nous avons lancé notre application PHENIX. C’était en partie un axe défensif par rapport à nos concurrents danois de Too Good To Go qui prenaient de l’ampleur et que cela devenait une réelle tendance de marché. Mais il y avait aussi un effet « vase communicant » sur les volumes disponibles pour le don solidaire, ce qui fait que les associations récupéraient mécaniquement beaucoup moins de produits.

Donc on s’est dit que si on avait notre propre application, on serait en mesure d’avoir la main sur les robinets et de piloter la répartition des flux de manière plus équitable. L’application mobile B2C, c’est une bonne solution, mais pas si l’antigaspillage se fait au détriment de l’aide alimentaire. L’idée, c’est de préserver l’équilibre entre les associations et les consommateurs en quête d’engagement et de pouvoir d’achat.


C’est pourtant un marché sur lequel on voit de plus en plus d’acteurs…

Too Good To Go a démarré à Copenhague en 2015 et a de ce fait de l’avance sur nous aujourd’hui sur la partie B2C. Et nous, on a pour le moment l’ambition d’être un gros deuxième sur ce marché des applis antigaspi, en quelque sorte le Burger King du MacDo, tout en restant le leader du marché au global quand on prend en compte nos flux B2B. On pense qu’il y a la place pour deux acteurs sur ce sujet. Pas pour 3 ou 4 en revanche, notamment parce que les commerçants n’ont pas des quantités infinies d’invendus.

Après sur notre  gamme de services, on se positionne vraiment comme étant “plus qu’une appli”. On a l’application mobile, certes, mais aussi le B2B avec nos partenaires associatifs qui font un travail de terrain formidable, et sans qui nous n’aurions pas le même impact social, et puis nos magasins physiques NOUS antigaspi pour les consommateurs plus traditionnels, plus éloignés du monde du digital et moins connectés à l’Apple Store et au Google Play.


Comment tu juges l’essor des structures à impact, sur ce marché et les autres ?

Il y a plein de signaux faibles qui montrent que ce n’est que le début d’une vague de fond !  On le voit sur plusieurs éléments. D’abord d’un point de vue recrutement. On a les jeunes générations qui ne souhaitent plus travailler dans des entreprises qui produisent des hydrocarbures ou du plastique. Mais chez Phénix, on observe qu’on a aussi de plus en plus de seniors, de profils en fin de carrière ou en transition, qui postulent chez nous parce qu’ils se disent « maintenant j’ai envie de mettre mes compétences au service de quelque chose d’utile ».

Le deuxième élément, c’est que la finance s’aligne là-dessus. Il y a tout un mouvement qui va de la finance solidaire ou responsable à l’impact investing, donc des fonds qui veulent mettre leur argent au service d’une cause à impact positif. On voit même des fonds traditionnels qui montent des fonds d’impact, donc on sent qu’il y a de plus en plus d’argent et de moyens sur ces projets. On en a d’ailleurs bénéficié avec notre levée de fonds l’année dernière. Le troisième élément, c’est la régulation. Toutes les lois sur l’économie circulaire, l’antigaspillage, la fiscalité incitative, les amendes en cas de mauvaise gestion des déchets… On sent que les gouvernements, en France et en Europe, poussent ces sujets-là.

Et, enfin, il y a le comportement des consommateurs qui nous rend optimistes. Incités par de belles mises en lumière médiatiques, ils s’engagent via  des applications comme Yuka, C’est qui le patron?!, ou la nôtre, il y a une tendance à vouloir inverser le rapport de force avec les marques. La Carte Bleue devient une sorte de bulletin de vote. Ça montre que les sujets d’impact et de Tech for Good sont bien présents et en pleine expansion.

2020, ce sera l’année de l’impact !


D’où votre action avec le mouvement Tech for Good France ?

Oui en effet, j’ai la chance de co-présider ce mouvement d’avenir avec Eva Sadoun (co-fondatrice de Lita.co, ndlr) et on enregistre de plus en plus d’adhésion, de gens qui disent : « je suis entrepreneur et je veux intégrer dans mon modèle un des 17 ODD ». Nous, on défend cette vision de l’entrepreneuriat avec de la tech, mais surtout avec de l’impact au coeur du réacteur. On sent qu’il y a une bonne traction sur le sujet. 2020, ce sera l’année de l’impact et des Impact Champions !


Quelle est la raison d’être de ce mouvement exactement ?

À la base, c’est un mouvement qui s’appelait FEST (France Eco-Social Tech), initié entre autres par Frédéric Bardeau de Simplon, Ismaël Le Mouël d’HelloAsso et Nicolas Celier de Ring Capital. C’est une sorte de think & do tank, de collectif qui réunit à la fois des entreprises et des investisseurs/financeurs. On a donc Ring Capital, mais aussi INCO Investir&+, Citizen Capital, Ulule, Lita.co… et des entrepreneur.e.s sur les thématiques Handitech, Finance Responsable, Greentech, Insertion, ou encore Solidarité.

On agit sur 3 piliers : Fédérer l’écosystème de la TechForGood ; l’outiller et le faire grandir pour qu’il arrive au niveau de ses alter-ego de la tech traditionnelle, le faire rayonner, à travers des actions de lobbying et d’évangélisation autour de nos sujets. On souhaite influencer les politiques gouvernementales, mais aussi l’écosystème entrepreneurial.

Pour faire grandir nos adhérents on peut s’appuyer sur des success stories : AssoConnect, Microdon, Recyclivre, BackMarket, Hesus, Recommerce, Cleany, Wenabi, Castalie… Et on doit partager nos succès, nos échecs, nos bons plans avec les autres pour tirer tout le monde dans le même sens. L’idée c’est de faire passer un cap à la Tech for good. On dénombre 190 adhérents à date, et on espère bien doubler ce chiffre d’ici la fin de l’année. Vous aussi, rejoignez le mouvement !

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