L’Ademe estime le poids du gaspillage alimentaire en France à 10 millions de tonnes de produits chaque année, pour un coût global qui s’élèverait donc au final à 16 milliards d’euros par an. C’est pour cette raison que Lucie Bash a crée Too Good To Go en 2016. Une application qui est devenue en peu de temps la figure de proue du mouvement antigaspi en France. Et qui a réussi à fédérer des communautés fortes autour de cette problématique.



Les Horizons : Comment fonctionne ton modèle économique ?

Lucie Basch : en réduisant le gaspillage alimentaire, on crée de la valeur économique. Donc sur chaque panier surprise qui est récupéré, le commerçant récupère un certain montant. L’utilisateur va payer 3 ou 4 euros pour récupérer entre 12 et 15 euros de produit. Et nous on va prélever une commission sur ce prix payé par l’utilisateur, qui est de 1 euro et 9 centimes. Ça permet donc de récupérer des supers produits très peu chers, et au commerçant de couvrir ses matières premières. Et à nous de nous développer !

Et surtout ça nous permet d’avoir un modèle économique complètement aligné avec nos intérêts écologiques. Notre indicateur principal c’est le nombre de repas sauvés, ce qui correspond directement à notre CA. C’était essentiel pour nous d’avoir un modèle économique qui ne va en aucun cas à l’encontre de notre impact écologique. Tout en réduisant le gaspillage alimentaire, c’est ce qu’on fait.


Comment te finances-tu ?

Par exemple sur un marché comme la France on est rentable aujourd’hui. C’est allé super vite et c’est une vraie réussite. Sur les autres marchés on a des business angels qui nous accompagnent et qui nous aident à financer le lancement. J’ai commencé avec des bénévoles et des volontaires qui ont travaillé gratuitement au début. On ne peut plus faire ça aujourd’hui donc l’idée c’est d’avoir des fonds pour aller plus vite et continuer à se développer. On a la chance d’avoir un modèle économique qui est hyper sain, et c’est important d’être viable économiquement.

Je pense que ce qui a vraiment fait la différence, c’est la passion que j’avais pour ce projet


Quels sont les types d’utilisateurs que tu vises ?

Ce qui est important pour TGTG c’est vraiment d’être le plus inclusif possible, de s’adresser à tout le monde et de se dire « qui que tu sois, tu manges tous les jours, donc tu peux toi aussi participer à réduire le gaspillage alimentaire ». Et ça se représente assez bien dans nos utilisateurs. On a vraiment tous types de personnes, du jeune étudiant au retraité, aux parents, aux jeunes actifs, il y a vraiment de tout. Après la plus grosse portion, un tiers, ce sont des femmes entre 20 et 30 ans.


Quels sont les freins pour les utilisateurs ?

On ne prétend pas être en concurrence avec Deliveroo ou Just Eat qui sont basés sur la simplicité, la facilité et la rapidité. Nous on est sur l’acte citoyen et donc ça implique des contraintes. Il faut se déplacer à une heure précise. Si tu es en retard tu perds ton argent et ton panier. Il faut y mettre du sien. Mais c’est important de garder en tête cette idée de geste citoyen.


Tu arrives à fidéliser tes utilisateurs ?

On a un très bon taux de rétention. Il y a beaucoup de gens qui reviennent. Et surtout des gens qui deviennent complètement accro et qui se nourrissent 3 fois par jour avec Too good to go ! Je m’y attendais pas. Il y a énormément de groupes qui se sont crées sur les réseaux sociaux pour parler de l’appli, échanger sur les paniers et partager les expériences. On a une trentaine de groupes Facebook qui s’appellent « TGTG et le nom du département« , et tout cela n’est pas à notre initiative. Les gens postent des photos, discutent ou même parfois échangent des produits qu’ils n’aiment pas.

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Aujourd’hui tu fonctionnes beaucoup avec les commerçant de quartier mais aussi la grande distribution. Ça a été facile de les amener sur ce principe ?

La grande distribution défait tous ses rayons avec les produits qui arrivent à date dans 2 jours. Et donc au moment de défaire les rayons, ils constituent les paniers surprises que les utilisateurs viennent récupérer. Ca marche de manière similaire chez le boulanger ou les commerçants. C’est très simple et c’est la raison pour laquelle toute la grande distribution s’y met.


Le font-elles pour être en conformité avec la loi ?

La loi de février 2016 dit que toutes les grandes surfaces de plus de 400 m² ne peuvent plus jeter leurs invendus. Elles sont obligées de mettre en place des conventions de dons avec des associations, soit de trouver d’autres solutions. C’est la seule réglementation et uniquement sur les grandes surfaces de plus de 400 m2. Le gaspillage a un poids économique tel pour les grandes surfaces que c’est facile de les convaincre : ca peut se chiffrer à 1 million d’euros par jour.

Ce qui est important pour nous c’est vraiment d’être le plus inclusif possible, de s’adresser à tout le monde


Donc la rentabilité est l’argument numéro 1 pour eux ?

Grâce à Too good to go, les grandes chaines mettent en avant la réduction du gaspillage, et cela fait venir chez eux des clients qui ne viendraient peut être pas sinon. C’est un apport énorme. En terme de contraintes économiques, ils sont obligés de trouver des solutions. Une grosse partie peut être défiscalisée quand on donne ses produits. Il existe plein d’autres solutions, dont Too good to go, qui est hyper intéressant pour eux car on communique au grand public ce qu’on fait contre le gaspillage alimentaire et on ramène de nouvelles personnes chez eux.


Où en est votre initiative sur les DLC (date limite de consommation) ?

On a mis en place une pétition qui s’appelle « Change ta date » qui a récolté plus de 60 000 signatures. On a fait une table ronde sur le sujet avec différents acteurs. On a produit un livre blanc avec l’idée de le proposer au Gouvernement. Notamment ce qui concerne les mesures qu’on suggère afin de clarifier la différence entre les 2 types de dates (NDLR: les DLC « à consommer jusqu’au » et les DDM « à consommer de préférence avant »). Et transférer cette information aux consommateurs.

On veut aussi profiter des élections européennes pour questionner les différents partis sur les actions menées contre le gaspillage alimentaire. On a des grandes surfaces qui se sont engagées avec nous en disant, il existe donc une jurisprudence qui montre que c’est faisable. Je pense qu’on peut vraiment faire bouger les choses si on arrive à trouver les bons interlocuteurs.


Quels sont les modèles qui t’ont inspiré ?

Je m’inspire de pas mal de personnes. Par exemple Airbnb a fait un truc génial sur la création de communauté en révolutionnant l’industrie de l’hôtellerie. Aujourd’hui, c’est la plus grande chaîne d’hôtel du monde, et ça c’est plutôt classe. En terme d’ampleur ils ont fait vraiment fort. C’est surtout ça qui m’impressionne et qui m’inspire, c’est de voir à quel point les choses peuvent changer hyper rapidement si on arrive à faire quelque chose ingénieux qui parle à tout le monde.


Quelle a été la plus grosse difficulté quand tu as lancé l’entreprise ?

Je ne vais pas dire que c’était que du fun mais je ne me suis jamais trop mis la pression. Mon but c’était d’avoir un impact et de faire avancer une cause qui me tenait vraiment à cœur. Et personnellement d’apprendre un maximum.
Du coup avec ces deux choses en tête, tous les moments difficiles je les prenais de manière hyper positive en me disant « c’est fou ce que j’apprends » ! Par exemple je n’avais jamais fait de commercial de ma vie. J’ai passé 2 mois à faire du porte à porte et parler à tout un tas de commerçants qui me disaient « Tu n’as rien, même pas d’appli, reviens me voir plus tard ! ». Et j’ai vu ça comme un truc hyper excitant, hyper différent pour moi.

le gaspillage alimentaire est un vrai enjeu de notre siècle


Quel a été le facteur clé de succès pour Too good to go ?

Je parle souvent du moment où le premier commerçant nous a contacté de lui même pour nous rejoindre. J’ai trouvé ça incroyable. C’était 4 mois après le lancement de l’application, c’était fou ! Et aujourd’hui on en a plus de 750 chaque mois qui nous contactent.
Après, je pense que ce qui a vraiment fait la différence, c’est la passion que j’avais pour ce projet, et le fait que j’ai recruté que des gens qui partageaient cette même passion, qui ne le faisaient pas pour la gloire ou pour avoir un boulot. Mais parce qu’ils avaient envie de mettre leur énergie dans quelque chose qui a du sens pour eux. Et ça a fait la différence, ça nous a permis d’aller hyper vite. Ce n’est pas moi qui tirait l’équipe, c’est tout le monde qui tirait le projet.


Pour intégrer Too good to go, il faut avoir un parcours centré sur l’environnement ?

Je ne recrute pas trop sur le CV, mais plus sur la personnalité. Plein de gens viennent nous voir après avoir fait leur job-out avec le constat d’avoir fait que des grosses boites dans leur vie, et qui sont à la recherche d’un truc qui a du sens. Ca me va très bien. Il y en a aussi qui ont fait 15 stages humanitaires et ça me va très bien aussi. A partir du moment où je peux lire dans leurs yeux que ils ont envie de faire bouger les choses, ça me suffit. Je ne vais pas les juger parce que leur premier job c’était chez Total : moi j’ai bossé chez Amazon et chez Nestlé donc bon… (rires)

C’était essentiel pour nous d’avoir un modèle économique qui ne va en aucun cas à l’encontre de notre impact écologique


C’est quoi la suite pour vous ?

Aujourd’hui on a 6 000 commerçants, il y en a plus de 120 000 à aller chercher. Ça c’est vraiment un point important. Ensuite on veut vraiment passer de l’application anti-gaspi à l’autorité de lutte contre le gaspillage alimentaire. Ça passe par produire énormément de contenus, pouvoir s’adresser à tous les acteurs, pas seulement les commerçants et les citoyens. D’où le livre blanc et la pétition. On veut vraiment faire avancer le sujet de manière plus globale.


Et tu souhaites avancer seule ou avec d’autres entreprises engagées comme la tienne ?

On a vraiment à cœur de travailler avec des entreprises qui partagent les mêmes valeurs et qui ont les mêmes ambitions que nous. Que ça soit dans le gaspillage alimentaire ou de manière générale pour l’environnement. Je pense qu’on est bons dans ce secteur à travailler mutuellement les uns avec les autres. L’idée c’est toujours d’embarquer le maximum de monde. Il nous reste 60 millions de français à convaincre d’utiliser l’application. On a de gros enjeux internationaux aussi, on a de grandes ambitions en Europe. Par exemple on souhaite ouvrir 4 nouveaux pays cette année. Et après c’est le monde à aller chercher !


Justement, il n’y a pas d’équivalent hors Europe ?

Non pour le moment hors Europe il existe des petites structures à l’échelle d’une ville. Mais aujourd’hui, et je peux le dire tant que c’est encore le cas, on est leader mondial de la lutte contre le gaspillage alimentaire (rires) !


Comment fonctionnez-vous en interne par rapport aux valeurs et au sens dans l’entreprise ?

Je me suis pas mal inspirée de l’entreprise libérée. On donne un maximum de responsabilités aux équipes pour que les décisions ne passent pas par moi mais soient prises directement en autonomie par les équipes. L’idée c’est de définir le cercle d’influence de chacun pour qu’ensuite ces personnes soient les maîtres à bord dans ce champs d’expertise.
Ça va beaucoup plus vite de responsabiliser les gens et de leur laisser leur espace pour prendre des décisions.


Un mot pour finir ?

On a les clés en main pour faire avancer les choses. On en parlait hier avec Julien Vidal qui a écrit « Ça commence par moi », c’est possible, tournons tout ça en positif, arrêtons de s’apitoyer et essayons tous de nous impliquer. Je pense vraiment qu’avec ce mouvement de masse on peut avoir un impact énorme sur les problématiques qui nous tiennent à cœur.

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