Agnès Crepet est « Head of Software Longevity & IT » chez Fairphone, le fabricant néerlandais de smartphones équitables. Développeuse engagée, elle est notamment spécialiste de la lutte contre l’obsolescence logicielle, l’une des raisons qui expliquent pourquoi nous changeons, en moyenne, de téléphone tous les deux ou trois ans. Dans cet échange, elle revient pour nous sur les engagements de la marque Fairphone, mais aussi sur les leviers pour développer une industrie du numérique plus responsable à la fois sur les enjeux sociaux et environnementaux.



Les Horizons : Agnès Crepet, comment se porte Fairphone ? Est-ce que vous ressentez un véritable engouement pour le numérique responsable ?  

Agnès Crepet : Fairphone est une initiative qui a vu le jour en 2010, non pas comme une entreprise, mais comme une campagne de sensibilisation au minerai de conflits. Ensuite, nous nous sommes rendus compte que, pour changer les comportements au sein de l’industrie, il fallait être au coeur de cette industrie. Donc, nous sommes devenus une entreprise en 2013 afin de proposer un smartphone équitable. Et nous constatons en effet que l’évolution du marché et des comportements en matière de consommation de produits électroniques font que nous vendons plus de téléphones qu’auparavant.

Mais ça n’est pas le seul indicateur que nous regardons afin de savoir si Fairphone se porte bien. Pour dire que la marque se porte bien, nous mesurons aussi le nombre d’acteurs industriels qui nous suivent sur nos programmes. Nous constatons, là aussi, que les choses vont dans le bon sens et c’est ça qui est le plus important. La mission de Fairphone, ça n’est pas uniquement de faire un téléphone équitable, c’est de changer l’industrie du téléphone, en particulier sur ce qui touche à l’exploitation des minerais.


Quels sont les leviers, justement, pour tendre vers une industrie durable et responsable sur le sujet des matériaux ?

Chez Fairphone, nous travaillons principalement sur deux sujets. D’abord, améliorer les conditions de travail des personnes qui travaillent dans les mines, et ensuite, trouver des solutions pour réutiliser le minerai à partir de déchets. Ce qui revient à travailler deux axes : le virgin mining et l’urban mining.

Le virgin mining, c’est l’extraction des minerais de la terre. Sur ce sujet, il y a beaucoup de choses à améliorer : faire en sorte que les gens qui travaillent dans les mines ne soient pas sous l’égide de groupes armés, faire en sorte qu’il n’y ait pas d’enfants qui travaillent dans ces mines, et donc travailler aussi avec les familles et les communautés sur place afin d’améliorer leurs conditions. Ce sont des choses qu’on travaille concrètement, par exemple avec la Fair Cobalt Alliance en République Démocratique du Congo.

Ensuite, l’urban mining, c’est le minage urbain, donc c’est le fait de récupérer le minerai dans les déchets électroniques. C’est le recyclage des 57,4 millions de tonnes de déchets électroniques produits chaque année dans le monde. Aujourd’hui, il y a moins de 20% de ces déchets qui sont recyclés.

Lire aussi : pollution numérique, de quoi parle t-on exactement ? 


Cette notion d’urban mining, donc de réemployer ou de recycler le minerai, c’est quelque chose qu’on peut industrialiser aujourd’hui ? 

Techniquement, ça n’est pas simple, mais oui, il y a des solutions industrielles qui existent pour recycler le minerai. Après tout n’est pas possible. Il y a des composants électroniques qui nécessitent des alliages de métaux et, dans ces cas-là, c’est très difficile de les réutiliser. Pour d’autres métaux – le nickel ou le cuivre, par exemple – il y a des solutions industrielles qui existent.

Après, la problématique est que, pour l’électronique miniature comme les smartphones, c’est très difficile d’accéder aux composants. Les smartphones qui sont vendus aujourd’hui, pour la plupart, n’ont pas été conçus de manière modulaire et sont généralement très difficiles à démonter. C’est un vrai frein au sujet et je suis persuadé qu’il faudrait des normes sur la recyclabilité des téléphones pour améliorer ce point là. 

Le logiciel, c’est un peu l’enfant pauvre du numérique responsable


Qu’est ce qui explique que vous soyez la seule marque à proposer des téléphones modulaires et facilement réparables ? 

Le monde de l’électronique est drivé par ce qu’on appelle la fast growth, la croissance très rapide. Les grands constructeurs, aujourd’hui, ont besoin de vendre beaucoup et rapidement. C’est le modèle qui domine donc c’est très compliqué, pour des grandes marques, de changer leur façon de faire. À moins qu’il y ait des directives européennes, à l’image de ce qu’on fait sur les données personnelles, ce sera difficile de voir ces marques proposer des téléphones modulaires ou des téléphones facilement réparables.

Après, il y a des initiatives qui sont prises par ces marques. Il y a quelques années, Google a tenté un téléphone modulaire, même si ça n’a pas très bien marché. Et Apple améliore certaines choses sur la recyclabilité de ses appareils. Il y a aussi une marque américaine, Teracube, qui arrive petit-à-petit sur le marché, et qui propose une garantie à 4 ans pour la réparation de leurs téléphones. Il y a aussi une directive européenne sur les batteries qui sera applicable en 2024, et qui va imposer que les batteries ne soient plus collées et qu’on puisse les enlever plus facilement pour les changer. Ce sont des éléments qui vont dans le bon sens.


Chez Fairphone, vous êtes aussi engagés contre l’obsolescence logicielle. De quoi parle t-on exactement ?

Le logiciel, c’est un peu l’enfant pauvre du numérique responsable, parce qu’on en parle peu, alors que c’est très important. Si je prends l’exemple des téléphones Android, qui représentent plus de parts de marché qu’Apple, le support logiciel est très court, par exemple. Seulement deux ou trois ans en moyenne. Ça veut dire que si vous achetez aujourd’hui un smartphone Android, dans 3 ans, la mise à jour du système d’exploitation va être compliquée, et vous finirez par avoir des applications sensibles, par exemple votre application bancaire, qui ne pourra plus fonctionner faute de mise à jour. Et là, vous allez changer de téléphone alors qu’il est en parfait état de marche au niveau matériel.


Quelles sont les pistes pour lutter contre ce phénomène ? 

Chez Fairphone, ce que nous faisons, c’est que nous développons des couches logicielles entre la puce et le système d’exploitation pour faire en sorte que la puce puisse tourner sur des versions récentes d’Android. Et ça marche, récemment, nous avons installé android 10 sur le fairphone 2.

Donc c’est possible de faire en sorte qu’une puce qui a 4 ou 5 ans d’existence puisse supporter une nouvelle version d’un OS. Mais pour cela, il faut que les fabricants fassent les développements nécessaires et qu’ils proposent des supports logiciels plus longs.

Un des gros problèmes de l’industrie du numérique, c’est qu’il s’agit d’une industrie néocoloniale


Le reconditionné apparaît souvent dans les solutions pour lutter contre la pollution numérique. Qu’est-ce que cela vous évoque chez Fairphone ? 

Le reconditionné, c’est une solution pertinente. Mais il faut que ce soit un réflexe qui arrive après avoir d’abord prolongé au maximum la durée d’utilisation du smartphone, qu’on puisse avoir des supports logiciels plus longs, qu’on puisse faire des petites réparations facilement, qu’on puisse remplacer la batterie. Et ensuite, penser au reconditionné.

D’autant que si elle a beaucoup d’avantages, la seconde main peut aussi avoir un effet rebond et devenir un prétexte à la surconsommation, en se disant que, parce qu’ils sont reconditionnés, on peut changer de smartphones tous les ans. Ça n’est pas comme ça que ça fonctionne, et toutes les études le prouvent : la véritable clé, c’est de conserver son téléphone plus longtemps. Plus longtemps, c’est 6 ou 7 ans.  


Vous êtes ingénieure et développeuse de formation : est-ce que la sobriété numérique et l’écoconception des services numériques ont plus de poids aujourd’hui quand on enseigne ces matières ?

Oui, ce sont des notions qui n’existaient pas il y a encore quelques années et qui sont plus présentes aujourd’hui. Après en terme de formation initiale dans les écoles, je trouve que c’est encore un peu pauvre. Il y a des cours qui existent, mais cela reste des cours ou des conférences ponctuelles. Tous les étudiants, en école d’ingénieur, n’ont pas une formation obligatoire de 180h à la sobriété numérique. 

Aussi, le numérique responsable, c’est très important de comprendre que ça n’est pas uniquement l’environnement et la réduction de la pollution numérique. C’est aussi une question de justice sociale. On pense, chez Fairphone, qu’un des gros problèmes de l’industrie du numérique, au sens large, c’est qu’il s’agit d’une industrie néocoloniale.

Et, on aura beau faire des logiciels green ou des smartphones green, ils s’appuieront bien souvent sur des minerais qui sont exploités à l’étranger, en Afrique et en Asie, dans des conditions humaines désastreuses. Et c’est important que ce sujet fasse aussi pleinement partie de l’équation et qu’on en prenne davantage conscience, notamment en Occident.

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