EasyJet, Schipol Group ou encore Air France aux côtés de Transport & Environment, WWF et Réseau Action Climat… Il est plutôt rare de voir ces noms rassemblés autour d’une action commune. Pourtant, en janvier 2021, les associations environnementales et les acteurs de l’aviation se sont regroupés au sein du Fuelling Flight Project afin de parvenir à un consensus sur l’avenir des carburants durables pour l’aviation (« Sustainable Aviations Fuels » ou SAF en anglais).
En effet, dans un objectif européen de neutralité carbone d’ici 2050, le secteur de l’aviation, comme tous les autres secteurs, doit trouver des moyens de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Le secteur aérien s’est d’ailleurs fixé pour objectif de réduire, d’ici à 2050, ses émissions de CO2 de 50% par rapport à leur niveau de 2005. Si l’un des leviers possibles pour atteindre cet objectif est d’améliorer la performance des avions et des moteurs et d’effectuer une meilleure gestion du trafic aérien qui puisse tendre vers une réduction de sa croissance, la moitié des gains attendus par les professionnels du secteur tient à l’utilisation de carburants durables.
Ces carburants auraient l’avantage de ne pas nécessiter un changement de motorisation ou d’infrastructures et, selon l’Association Internationale du Transport Aérien, ils pourraient réduire les émissions de CO2 de 80% par rapport au kérosène sur l’ensemble de leur cycle d’utilisation. Autre avantage et pas des moindres : ils existent déjà (en partie), contrairement à l’avion à hydrogène promis pour 2035, mais qui se heurte encore à de (trop) nombreuses barrières technologiques pour que cette deadline ait la moindre chance d’être tenue.
Carburants d’aviation durables : de quoi parlons-nous ?
Il s’agit en grande partie de biocarburants, c’est à dire de produits conçus à partir de matières biologiques déjà présentes en quantités importantes : huiles végétales, huiles de cuisson, sucres et amidons, algues, graisses animales, déchets municipaux recyclés ou encore lignocellulose provenant de résidus de bois ou de de résidus agricoles.
De nombreux matériaux pourraient en fait être utilisés pour faire voler les avions. Avec une réelle contrainte technique cependant, puisque le biocarburant élu « doit rester liquide dans une plage de température dont on n’a jamais besoin dans les transports terrestres, en haute atmosphère à -50°C et sous le soleil d’un désert où cela va monter à 60°C dans les ailes » précise Patrick Gandil, ex-directeur de l’aviation civile (DGAC) en France. Cependant, certains acteurs aérien tels que Boeing ou Airbus ont d’ores et déjà montré que faire voler un avion 100% SAF était réalisable.
En parallèle, des carburants de synthèse appelés électrofuels (ou e-fuels) représentent également une piste de réflexion un peu plus complexe. Il s’agirait ici d’utiliser de l’hydrogène et de capter du CO2 dans l’atmosphère. En recombinant les deux, on obtient un carburant qui imite le kérosène d’aviation. À condition, évidemment, de pouvoir créer suffisamment d’hydrogène vert par électrolyse issue de sources d’énergies renouvelables ou bas-carbone. À l’heure actuelle, l’hydrogène reste produit à 94% à partir d’énergies fossiles et représente 3% de nos émissions nationales de gaz à effet de serre. À court-terme, cette solution est donc moins idéale que les SAF
En 2018, Boeing a fait voler son premier avion fonctionnant entièrement grâce à des biocarburants, suivi plus récemment par Airbus.
Les matières premières de ces carburants sont-elles disponibles en quantité suffisantes ?
Alors que les SAF représentaient moins de 0,1% des 360 milliards de litres de carburant utilisés par l’aviation en 2019, les pays européens cherchent à accroître cette solution. En tête : les pays scandinaves qui ont imposé une incorporation de SAF de 30% d’ici à 2030, suivi par les Pays-Bas qui se fixe comme objectif 14% de biocarburants à cet horizon. La France quant à elle table sur 5% de biocarburants d’ici 2030. L’Allemagne de son côté, mise sur l’électrofuels, à hauteur de 2%.
À l’heure actuelle, plus de 250 000 vols ont été effectués grâce à une part de carburants durables depuis le premier en 2008. Cependant, ils ne sont disponibles continuellement que via une poignée d’aéroports (Los Angeles, Oslo, Stockholm et Brisbane). Les projets de production se multiplient toutefois, portés par des entreprises comme le finlandais Neste, les américains Gevo ou Phillips 66, Shell ou encore Total. « Notre raffinerie de La Mède pourra produire 100 000 tonnes de biocarburant par an, par hydrogénisation des huiles végétales usagées et de graisses, mais il faut créer une filière d’approvisionnement », a indiqué Paul Mannes, le directeur de l’aviation chez Total.
Mais augmenter l’utilisation des SAF suppose d’avoir une quantité de matières premières qui le permet. C’est là l’un des principaux freins aux biocarburants, et les objectifs de déploiement définis par les États à l’horizon 2030 nécessitent sans doute d’être basés sur des évaluations d’impact détaillées concernant la disponibilité durable de ces matières premières au regard, également, de la demande existante d’autres secteurs pour ces mêmes produits.
D’ici à 2050, nous aurons besoin de 500 millions de tonnes de SAF, c’est énorme.
Paul Stein, directeur technique du motoriste britannique Rolls-Royce.
En effet, alors que les huiles usagées constituent la source la plus utilisée de combustible en raison de leur faible intensité carbone et de leur facilité de conversion, celles-ci sont déjà en grande partie utilisée pour le diesel. Et, en France, par exemple, la fin des véhicules diesel n’interviendra pas avant 2040. La question se pose aussi pour les résidus agricoles et forestiers qui sont certes disponibles en plus grande quantité, mais aussi utilisés dans d’autres secteurs que celui de l’énergie, notamment pour protéger l’érosion des sols. Quant aux biodéchets, ils peuvent être utilisés pour produire du biométhane et participer ainsi à chauffer les ménages français grâce à du gaz renouvelable.
Cet enjeu de la disponibilité des matières premières pose donc la question de la concurrence des usages. Faut-il donner la priorité à l’aviation par rapport à d’autres utilisation industrielles ou de transport, comme les poids lourds ou le transport maritime ? Idem pour les e-carburants, particulièrement gourmands en électricité, et donc en concurrence avec d’autres besoins énergétiques. Enfin, faudra t’il, à un moment, utiliser des terres arables pour la production de biocarburants alors qu’elles pourraient servir pour l’alimentation ?
Ces arbitrages dépendent d’abord et avant tout des pouvoirs publics et des électeurs, et non des acteurs, évidemment partiaux du secteur, ainsi que des avancées technologiques qui émergent en parallèle. Pour le transport maritime, la propulsion vélique pourrait se développer, ainsi que l’hydrogène. Idem pour le transport de poids lourds, pour lequel l’hydrogène semble être une piste privilégiée. D’autres modes de propulsion (électrique batterie, BioGNV) sont aussi des possibilités. Chacune avec leurs externalités négatives.
Pour aller plus loin : découvrez notre dossier sur le transport maritime bas-carbone
Pourquoi les biocarburants pour l’aviation tardent à décoller ?
Outre la question de la disponibilité durable des ressources, plusieurs freins contraignent pour le moment le développement des SAF. Parmi eux, celui qui pèse le plus dans la balance est sans doute la question du prix des biocarburants. « Le jet fuel coûte 400 euros la tonne, le biocarburant coûte 1 500« , résumait récemment Patrick Pouyanné, le PDG de Total. « Sur un Paris-New York, si on met 1% de biocarburant dans un avion, cela va augmenter le prix du billet aller-retour de 5 dollars« .
Pour résoudre cette problématique, les industriels comptent notamment sur une forte impulsion des pouvoirs publics pour faire baisser les coûts des biocarburants, notamment en soutenant la mise en place de filières permettant la collecte des matières premières, particulièrement des déchets agricoles. Ces derniers ont également un rôle essentiel à jouer dans la mise en place d’un cadre politique et réglementaire transparent afin d’encourager les investissements dans les biocarburants. En effet, jusqu’à aujourd’hui, les politiques de l’Europe sur le sujet fait face à de nombreuses critiques.
Sur un Paris-New York, si on met 1% de biocarburant dans un avion, cela va augmenter le prix du billet aller-retour de 5 dollars
Patrick Pouyanné – Total
La directive sur les énergies renouvelables (RED) et de la directive sur la qualité des carburants (FQD) font partie des textes visés. Parmi ces critiques on retrouve par exemple la question de la concurrence des usages. Alors qu’une partie des biocarburants sont issus de matières premières agricoles destinées traditionnellement à l’alimentation (colza, soja, palme), l’un des éléments qui fait aujourd’hui débat est la concurrence entre les surfaces dédiées aux biocarburants et celle dédiées à la production alimentaire. La raffinerie de Total à La Mède est d’ailleurs visée directement par ce sujet, puisqu’elle devait importer jusqu’à 650 000 tonnes d’huile de palme par an, en provenance d’Indonésie, pour créer des biocarburants. Une décision de justice gèle temporairement cette activité le temps que le géant des hydrocarbures produise une analyse d’impact.
Ces critiques ont déjà conduit à certains rétropédalages des pouvoirs publics (par exemple avec un taux d’incorporation maximum de 50% pour les biocarburants de première génération), contribuant ainsi à créer un environnement politique et réglementaire flou, peu propice à l’investissement dans la filière.
Ainsi, l’intérêt premier des compagnies aériennes d’évoluer dans un cadre réglementaire clair rejoint directement celui des associations environnementales de promouvoir des politiques publiques vertueuses, ce qui amène ces acteurs, habituellement aux points de vue très divergents, à se regrouper au sein du Fuelling Flight Project. Et ce avec comme objectif commun de proposer une série d’éléments clés que la réglementation européenne pourrait garantir ou faciliter afin de faire des biocarburants pour l’aviation une solution réellement décarbonnée et soutenable.
Quelles conditions pour développer des carburants d’aviation réellement durables et soutenables ?
Dans cette optique, le Fuelling Flight Project met donc en avant une série de propositions qui devraient permettre un développement durable des biocarburants d’aviation :
- Exclure les biocarburants produits à partir de terres cultivées dédiées de toute future politique de l’UE visant à promouvoir la production de SAF, et favoriser un recours accru aux cultures intermédiaires.
En effet, les cultures intermédiaires sont des cultures implantées entre la récolte d’une culture principale et le semis de la culture suivante pendant une période plus ou moins longue appelée interculture. De fait, leur utilisation pour produire des biocarburants ne crée pas de concurrence avec la production de denrées alimentaires.
- Donner la priorité aux carburants fabriqués à partir de déchets et de résidus.
Les huiles usagées pourraient continuer de fournir de petits volumes de SAF durables et à faible teneur en carbone à court-terme. À plus long terme, l’UE doit tabler sur des ressources plus abondantes comme les résidus agricoles ou les biodéchets municipaux. Par rapport aux combustibles issus d’huiles usagées, les résidus agricoles et forestiers ainsi que les biodéchets sont plus difficiles à convertir sur le plan technique et ces processus de conversion ne sont pas encore déployés à l’échelle commerciale. Il nécessite aussi que les industriels consentent à investir dans des infrastructures. Car pour atteindre un objectif de 2% de biocarburants dans les avions, une vingtaine de raffineries seraient nécessaires, ce qui coûterait, selon l’AIE, autour de 10 milliards de dollars. L’Agence souligne qu’une telle dépense reste « relativement modeste » par rapport aux 60 milliards que l’industrie du raffinage investit chaque année.
- Développer les carburants de synthèse tels que les électrocarburants.
En utilisant l’hydrogène comme source principale, les électrocarburants offrent un potentiel substantiel à long terme pour l’approvisionnement en SAF. Toutefois, le coût élevé de l’approvisionnement en électricité renouvelable supplémentaire en fait l’une des options les plus coûteuses pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation. Sans compter sur la concurrence de l’hydrogène utilisé par l’aviation au regard des autres utilisations possibles de ce vecteur énergétique pour les transports routiers, maritimes, ainsi que pour le stockage de l’électricité. - Évaluer au cas par cas les risques d’extraction des matières premières en fonction des caractéristiques de leur lieu de récolte et de leur cycle de vie.
Les déchets et les résidus ont des impacts qui sont très spécifiques à un lieu. Par exemple, les résidus de culture peuvent être recyclés sur place pour restaurer la fertilité des sols, améliorer l’efficacité de l’irrigation et limiter l’érosion des sols. Ainsi, le risque que l’extraction des résidus entraîne une érosion est plus élevé sur les pentes raides ou les sols pauvres et les risques pour la biodiversité dépendent des écosystèmes locaux. De plus, l’utilisation concurrente de matières premières provenant d’autres secteurs est un autre facteur qui peut être spécifique à un lieu.
En 2018, le trafic aérien, c’est 4,3 milliards de passagers via 38 millions de vols, soit 72 décollages par minute.
Vous reprendrez bien un peu de sobriété avec tout ça ?
De fait, l’utilisation des biocarburants pour décarboner le secteur aérien reste une hypothèse encore fragile mais ressemble à la meilleure des options que nous ayons aujourd’hui sur la table. Elle implique de nombreux arbitrages tant sur le choix des matières premières que sur la concurrence de l’usage vis à vis d’autres industries pas moins utiles.
La meilleure des options ? La question mérite d’être mise en perspective avec une autre tendance de fond : la sobriété des usages et la nécessaire réduction du nombre de vols. C’est évidemment une question qui ne fait pas consensus pour les professionnels du secteur aérien mais qui fait consensus chez les amateurs de mathématiques. En 2018, le trafic aérien, c’est en effet 4,3 milliards de passagers via 38 millions de vols, soit 72 décollages par minute. Des chiffres en augmentation constante puisque le trafic aérien mondial est multiplié par deux tous les 15 ans depuis la fin des années 1970. Ce qui ne peut évidemment pas être considéré comme une tendance soutenable à l’infini.
Quelques solutions sont aujourd’hui sur la table pour réduire le nombre de vols : privilégier le train pour des trajets inférieurs à 4h30 et privilégier le train de nuit quand c’est possible sur de plus longues distances ; mais aussi embarquer plus de passagers dans les avions (ce qui est possible en rééquilibrant la différence de places entre les classes affaires et éco) ou encore en limitant les vols d’affaires au profit de la visio-conférence.