Le 3 mars 2021, le Shift Project, un think thank qui oeuvre en faveur de la décarbonation de nos activités a fait paraître un nouveau rapport intitulé « Pourquoi voler en 2050 : l’aviation dans un monde contraint ». Un monde contraint par les menaces du changement climatique mais aussi par l’épuisement des énergies fossiles.

En 2018, l’aviation civile mondiale a émis environ 1,1 Gt de CO2 en prenant en compte les activités en amont du secteur soit environ 2,56% des émissions mondiales de CO2. Entre 2005 et 2019, l’augmentation du trafic aérien a fait bondir ces émissions de 42% alors même que ces années ont connu une amélioration continue de l’efficacité énergétique des aéronefs.

Ce rapport du Shift Project, en collaboration avec Supaero Décarbo, dresse un budget carbone pour le secteur aérien et différents scénarios qui pourraient permettre de le respecter. En ne prenant en compte seulement les émissions de CO2 du secteur aérien, il faut considérer l’impact climatique de ce dernier comme minimum dans cette étude car il est aussi responsable de l’émissions d’autres GES dont l’impact sur le réchauffement climatique est encore dur à évaluer.

Lire aussi : quelles solutions pour réduire l’empreinte carbone de l’aviation ? 


Décarbonation par la technologie : deux scénarios pour respecter le budget carbone

Pour évaluer et anticiper au mieux l’évolution que doit prendre le secteur aérien pour s’inscrire dans un monde bas carbone, le Shift Project a commencé par proposer un budget carbone pour le transport aérien.

En effet, si le secteur aérien s’est fixé l’objectif ambitieux de réduire de 50% ses émissions carbone entre 2005 et 2050, il n’a pas pour autant défini de budget carbone à respecter. De plus, celui définit par le GIEC de 1 170 Gt de CO2 ramené à 844 Gt pour la période 2018-2050 ne prend pas en compte le transport international et ne peut donc pas être appliqué aux trajectoires envisagées par le secteur. Ainsi, en l’absence d’un tel budget adapté au secteur aérien, le Shift Project a retenu l’hypothèse d’un budget carbone « 2°C » au prorata des émissions de ce secteur en 2018 (nationales et internationales).

Afin de respecter ce budget carbone et par conséquent l’Accord de Paris, le Shift Project envisage deux scénarios de décarbonation par la technologie du secteur aérien. Le plus optimiste sur le potentiel de décarbonation par la technologie est le « MAVERICK ». Ce scénario anticipe une flotte mondiale qui se renouvelle tous les 15 ans (contre une moyenne actuelle de 25 ans) et une production de carburants alternatifs maximale, destinée en priorité au transport aérien.

Cependant, la mise en oeuvre d’un tel scénario dans des délais courts supposerait des investissement importants et immédiats, ce qui a amené le Shift Project à établir un scénario plus raisonnable, le scénario « ICEMAN ». En décalant de 5 ans dans le temps le scénario précédent, celui-ci présente plus de marges de manœuvre pour la mise en place de technologies de décarbonation. Dans ce scénario, la flotte se renouvelle en 25 ans et le transport aérien n’accède qu’à 50% de la production mondiale de carburants alternatifs.

Si le secteur aérien veut permettre de contenir le réchauffement climatique à 2°C d’ici 2100, il pourrait émettre au maximum 536 Mt de CO2 au niveau mondial et 21,6 Mt de CO2 au niveau français entre 2018 et 2050

Rapport « Pourquoi voler en 2050 » du Shift Project


Le respect du budget carbone ne se ferra pas sans une limitation du trafic aérien

En partant de l’hypothèse que le trafic aérien pourrait, en 2024, retrouver son niveau de 2019 et qu’il augmenterait par la suite de 4% par an jusqu’en 2050 (projections 2019-2039 de l’IATA), aucun des deux scénarios ne permettraient d’infléchir suffisamment la courbe des émissions de CO2 pour être compatible avec le budget carbone précédemment établi.

En effet, la vitesse de diffusion des innovations dans la flotte est trop faible au regard de l’urgence climatique et une vitesse d’amélioration technique plus rapide est selon le Shift Project peu réaliste. De plus, rehausser le budget carbone du secteur aérien supposerait la mise en place d’une gouvernance internationale qui à ce jour n’existe pas afin de définir un budget carbone du secteur aérien au niveau international et d’effectuer des arbitrages au détriment d’autres secteurs pour augmenter le budget carbone aérien.

Ainsi, l’unique solution pour que ces scénarios respectent le budget carbone fixé est de réduire la croissance du trafic aérien. À budget carbone constant, plus nous tardons à adopter ces niveaux de modération, plus les conséquences sur le trafic et donc sur la santé du secteur aérien seront fortes car l’effort à fournir sera d’autant plus important que les années passeront.

Dans le scénario « MAVERICK », le taux de croissance du trafic aérien devrait être abaissé à partir de 2025 de +2,52% alors qu’il devrait l’être de -0,8% dans le scénario « ICEMAN ».

Rapport « Pourquoi voler en 2050 » du Shift Project


Focus sur la France : quelles mesures de décarbonation au niveau national ?

À court-terme, des mesures d’efficacité opérationnelle telles que la décarbonation des opérations au sol pourraient certes limiter l’empreinte carbone du secteur aérien, mais elles ne contribueraient qu’à 4% de l’effort de réduction nécessaire. Selon le Shift Project, le levier d’action le plus impactant repose donc dans la sobriété des usages.

Dès lors, l’enjeux est donc d’adapter l’offre de l’aérien de telle façon qu’elle incite à la sobriété et à la complémentarité avec des modes de transport moins émissifs. Dans cette optique, quatre axes d’adaptation peuvent être étudiés : densifier les cabines, supprimer l’offre aérienne lorsqu’une alternative ferroviaire de moins de 4h30 existe, limiter le trafic de l’aviation d’affaire et repenser le système de miles.

Outre les usages du transport aérien, de telles propositions nécessitent de repenser le business model ainsi que le positionnement marketing des compagnies aériennes historiques mais aussi la législation qui accompagne ces mesures afin qu’elles ne viennent pas défavoriser les acteurs nationaux au profit de leurs concurrents.

En étant appliqué à très court terme, entre 2021 et 2025, ces mesures pourraient permettre de diminuer de 10% les émissions cumulées, réduction qui ne permet toujours pas de respecter le budget carbone. Ainsi, selon le Shift Project, il faut pousser cette sobriété encore plus loin et ce grâce à 4 leviers d’action :

  • Informer et sensibiliser les parties prenantes et le grand public sur les enjeux climatiques du secteur. Cela pourrait notamment passer par le développement d’un calculateur officiel de l’empreinte carbone d’un voyage pour tout type de moyen de transport.

  • Inciter les voyageurs à réduire leur nombre de déplacements pour motifs professionnels dans un premier temps. Des mécanismes d’allègement fiscaux ou de subventions à la mise en place d’outils de collaboration à distance ou d’environnements de coworking dans les zones de moyenne et faible densité pourraient être un levier d’action pertinent.

  • Impliquer les usagers de l’avion dans la priorisation des usages. Cela pourrait notamment passer par la création d’un collectif citoyen des usagers du transport aérien chargé de s’assurer que les politiques de sobriété soient réellement en ligne avec les attentes des citoyens.

  • Réglementer l’usage, que ce soit par la limitation de l’activité (limitation des créneaux aéroportuaires, encadrement des subventions, moratoires sur la construction de nouvelles infrastructures), par restriction de la demande (modification du signal-prix, allocation de droits à voyager) ou encore via la fiscalité. Pour ce dernier point et dans une ambition de juste répartition des efforts et d’équité d’accès au transport longue distance, une piste intéressante pourrait être de mettre en place une taxe progressive indexée sur la fréquence des voyages et la distance parcourue.

Bien sûr, ces mesures doivent être réfléchies à minima au sein de l’Union Européenne afin de s’assurer d’un traitement équitable entre compagnies relevant de législations différentes et d’une réduction des émissions globales du secteur.


L’impact d’une limitation du trafic aérien sur les emplois en France

En France, l’aviation civile représentait 4,3 % du PIB en 2018, dont plus de la moitié pour la construction aéronautique. L’activité de transport aérien en France totalise 85 000 emplois directs alors que l’industrie en recense environ 350 000 (directs et indirects).

Dans le cadre d’analyse du rapport du Shift Project, c’est le scénario « ICEMAN » qui reste l’éventualité la plus probable. Dans ce scénario, et sous réserve d’une modération de sa croissance effective dès 2025, le trafic mondial estimé en 2050 serait diminué de 19% par rapport à 2019 et la production d’avions de 55%. Une diminution qui aura évidemment des conséquences sur l’emploi dans le secteur de l’aviation.

Alors que 40% des effectifs du transport aérien occupent un emploi dans des fonctions de support, le transfert vers d’autres secteurs d’activité pose à priori peu de problèmes. La seconde catégorie la plus représentée est celle du personnel naviguant commercial (PNC) qui pèse pour 22% des emplois du secteur. Compte tenu de leurs compétences, ils pourraient contribuer à une société bas-carbone dans des secteurs comme le tourisme local, l’aide à la personne ou encore le transport ferré. Mais le report de la majorité des emplois nécessite bien évidemment un accompagnement à la reconversion qui lui aussi doit être anticipé.

En ce qui concerne l’industrie aéronautique, la diversification du tissu industriel permettrait de pallier la baisse d’emplois à court terme tout en augmentant la résilience du secteur et des économies locales dans lesquelles il s’insère. Cela limiterait aussi à terme les risques d’un « syndrome de Détroit », à l’image de l’ancienne capitale étasunienne de l’automobile devenue aujourd’hui une ville presque fantôme, qui préoccupe aujourd’hui la région toulousaine.

Le Shift Project imagine pour l’industrie aéronautique la possibilité de mettre en place une « Alliance industrielle pour le climat » qui serait chargée de réallouer les capacités productives actuellement sous-utilisées pour produire les équipements nécessaires à la transition énergétique et qui permettrait de mutualiser les coûts de transformation.

À lire également