Même si les effets négatifs des pesticides chimiques sur la santé humaine et l’environnement sont bien connus et largement documentés, les politiques européennes ont encore du mal à atteindre l’objectif fixé de réduire de 50% l’utilisation de ces pesticides d’ici 2030. On a pu le constater encore récemment, en France, avec les débats sur les dérogations à l’utilisation des néonicotinoïdes pour la culture de la betterave.
Face à cette situation, un groupe de 144 experts, scientifiques et parties prenantes du monde agricole et alimentaire ont travaillé pendant deux ans sur une étude permettant de dégager des pistes pour une agriculture européenne sans pesticides chimiques d’ici 2050. C’est dans le cadre du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » et en collaboration avec l’Alliance européenne de recherche « Towards a Chemical Pesticide-Free Agriculture », que cette étude prospective a été menée pour éclairer les enjeux liés à l’agriculture sans pesticide. Cette étude a pour objectif de présenter trois scénarios différents à l’attention des décideurs européens.
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3 approches pour une agriculture sans pesticides chimiques
Le premier scénario (S1), le plus techno-centré, met l’accent sur l’agriculture de précision et l’immunité des plantes. Dans ce scénario, le passage des exploitations agricoles à une production sans intrants chimiques est facilitée par le recours à la technologie (capteurs, drones, satellites, applications d’aide à la décision et à la gestion des exploitation, en particulier pour la surveillance des bioagresseurs). Les exploitations misent beaucoup sur la robotique et l’intelligence artificielle et misent, pour la protection des cultures, sur les produits de biocontrôle. Ce modèle compte également sur la science pour développer des variétés plus résistantes et tolérantes aux bioagresseurs.
Le deuxième scénario (S2) se concentre davantage sur une modification des régimes alimentaires et un travail sur la connaissance des plantes et des sols. Dans ce scénario les politiques publiques ont un rôle majeur afin de jouer sur le prix des aliments : subventions sur les produits alimentaires sains et taxes sur les aliments contribuant à des régimes néfastes pour la santé. Un pivot qui incite les consommateurs européens à se tourner exclusivement vers des aliments produits sans pesticides chimiques, évitant au passage les aliments ultra-transformés, et consommant davantage de fruits et de légumes, de légumineuses, de céréales complètes et de fruits secs, et moins de sucres, de matières grasses, d’aliments d’origine animale et de sel.
La protection des cultures est favorisée par des pratiques agroécologiques : le maintien d’une activité d’élevage favorise des amendements organiques pour fertiliser les champs, de même que la gestion des biodéchets. La diversification et la rotation des cultures ainsi que la mise en place de couverts végétaux deviennent la norme. Il y a un travail du sol qui est effectué pour la gestion des adventices et ce modèle s’appuie également sur les interactions entre espèces pour la régulation des bioagresseurs. Enfin, ce scénario repose en grande partie sur la construction de nombreuses bases de données concernant les plantes, les sols et la biodiversité, afin d’aider les exploitants à mettre en place leurs stratégies en fonction de chaque type de sol, de climat et de région.
Le troisième scénario est le scénario d’une transition des territoires vers un système alimentaire One Health. Il s’appuie sur une alimentation locale, saine et sans pesticides chimiques, mais aussi sur la prise de conscience de la nécessaire préservation de la biodiversité et de la santé de l’environnement.
Dans ce scénario, la production agricole est commercialisée essentiellement via des circuits courts, malgré le fait qu’une partie de la production est échangée entre régions européennes afin d’assurer dans toutes les régions d’Europe un accès constant à des aliments sains et diversifiés. Mais dans ce modèle, la logistique a été adaptée à la diversification des cultures et à la saisonnalité des produits.
La gestion des maladies des plantes s’appuie sur la prophylaxie – c’est-à-dire la prévention plus que la curation – ainsi que sur la connaissance des cycles des bioagresseurs et des agents pathogènes, et sur la régulation biologique assurée par les microorganismes du sol et les paysages. Pour la gestion des adventices, la stratégie consiste à trouver un compromis entre les pertes de récolte et les services assurés au niveau du paysage. Ici aussi, ce scénario implique de nombreuses bases de données sur la biodiversité, les sols, les plantes et les interactions entre espèces. Il se base également sur une modification des pratiques alimentaires avec une consommation de viande réduite et davantage de fruits et légumes.
Les enseignements-clés à retenir de cette étude
De cette étude, on peut retenir plusieurs enseignements-clés afin d’aider les décideurs à orienter les futures politiques agricoles et alimentaires en Europe :
1- D’abord, construire une agriculture sans intrants chimiques en Europe dans les 30 ans qui viennent suppose la prise en compte du système alimentaire dans sa globalité et l’implication de tous ses acteurs.
2- Chacun des 3 scénarios proposés permet d’améliorer le bilan des émissions de gaz à effet de serre, la biodiversité et l’état général des écosystèmes. Deux scénarios sur trois permettent également de contribuer à améliorer la souveraineté alimentaire, la nutrition et la santé des populations en Europe (ce sont les scénarios S2 et S3).
3- La modification de nos régimes alimentaires, avec une réduction de la consommation de viande, est essentielle quel que soit le scénario. Sans une modification de nos régimes alimentaires, la transition reste possible, mais elle se ferait au détriment de la balance commerciale agricole européenne ou nécessiterait d’atteindre des rendements plus élevés ou d’étendre la superficie des terres cultivées en Europe. Un sujet qui implique également de trouver un équilibre entre la réduction de la consommation de produits animaux et le maintien des prairies.
4- Pour chaque scénario, les systèmes de culture sans pesticides reposent sur un mélange de différents leviers qu’il convient dès à présent de développer et d’associer : la diversification des cultures ; le développement du biocontrôle ; le choix de cultures et de variétés adaptées au réchauffement climatique ; le recours aux technologies et à l’agriculture de précision ; l’anticipation de l’arrivée de bioagresseurs par des dispositifs d’épidémiosurveillance.
5- En outre, il apparaît essentiel, quel que soit le scénario privilégié, de produire des connaissances extrêmement nombreuses et détaillées, de compiler des données et de développer des outils de simulation sur la gestion des bioagresseurs, les microbiomes des sols, l’holobionte de la plante et les mécanismes d’immunité des plantes.
6 – Enfin, la question règlementaire est essentielle. Pour les scientifiques, cette transition doit ainsi s’appuyer « sur une combinaison de politiques publiques cohérentes sur l’utilisation des pesticides, articulées avec d’autres politiques comme les politiques alimentaires ; elle suppose une transformation de la Politique agricole commune (PAC) et des instruments économiques utilisés pour soutenir cette transition ; enfin des accords commerciaux aux frontières de l’Union européenne doivent garantir le développement de marchés sans pesticides chimiques ».
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Quel scénario optimal pour le climat ?
Comme évoqué, chacun des trois scénarios présentés contribuent de manière positive à la diminution des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole en Europe. Un sujet loin d’être anodin. En France, l’agriculture et l’alimentation contribuent à 30% de nos émissions de GES. Par ailleurs, ces scénarios permettent aussi d’améliorer le stockage du carbone dans les sols et la biomasse, favorisant ainsi la lutte contre le réchauffement climatique.
Dans l’hypothèse de rendement en limite basse, et par rapport à 2010 les diminutions d’émissions de gaz à effet de serre estimées par les scientifiques sont de l’ordre de 8% dans le scénario S1 ; de 20 % dans le S2 et de 37% dans le S3. En parallèle, la capacité de stockage du carbone de l’Europe pendant toute la période de projection serait de -9 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an dans le S1, de -17 millions de tonnes dans le S2 et de -43 millions de tonnes dans S3.
Dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, et tout en assurant la souveraineté alimentaire de l’Union Européenne, les scénarios S2 et S3 semblent les plus efficaces.