Mardi 12 janvier 2021, le Sénat a adopté la proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (REEN). Elle sera discutée à l’Assemblée Nationale à partir de la semaine prochaine. Si l’Assemblée Nationale vote pour l’adoption de ce projet, la France deviendrait l’un des premiers pays au monde à adopter une loi pour réduire la pollution liée au numérique.
Pour autant, plusieurs aspects de cette proposition ne font pas consensus parmi les professionnels de la transition écologique. C’est notamment le cas de la redevance copie-privée appliquée au secteur du reconditionné. En parallèle, d’autres aspects comme la lutte contre l’obsolescence programmée semblent aller dans le bon sens.
Décryptage des principaux enjeux de ce qui sera sans doute la dernière loi « à portée environnementale » pour le quinquennat d’Emmanuel Macron.
Une loi qui tourne autour de 4 chapitres :
- Lutter contre l’obsolescence programmée,
- Promouvoir des usages numériques écologiquement vertueux,
- Réduire la consommation d’énergie des datacenters,
- Faire prendre conscience aux utilisateurs que le numérique a un impact sur l’environnement.
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Franchir un cap en matière de lutte contre l’obsolescence programmée
75% des émissions de GES du secteur numérique en France sont liés aux équipements numériques et 80% de cet impact carbone est lié à leur fabrication.
Pourquoi ? Parce que notre électricité est bas-carbone grâce au nucléaire. En France, ça n’est donc pas l’utilisation des terminaux qui est la plus polluante. En revanche, la fabrication des appareils que nous utilisons (qui provient majoritairement de Chine) représente l’essentiel de son empreinte carbone.
Afin de limiter cette production, il y donc une réelle urgence à allonger la durée d’utilisation de ces équipements. Et la lutte contre l’obsolescence programmée est le premier levier à activer pour cela, tout comme la réparation et le reconditionnement.
La loi de Transition Énergétique pour une Croissance Verte (LTECV – 2015) a crée le délit d’obsolescence programmée qui prévoit une peine de deux ans d’emprisonnement et de 300 000€ d’amende en cas d’obsolescence programmée avérée de la part du constructeur. Une avancée bienvenue mais pas toujours suivie par les entreprises et pouvoirs publics.
En 2017, par exemple, l’association HOP a entamé une procédure envers la société d’électronique japonaise Epson, accusée de raccourcir délibérément la durée de vie de ses imprimantes et cartouches d’encre, une plainte qui n’a toujours pas pu aboutir.
Autre exemple marquant, l’action en justice initiée par la même association contre Apple n’a abouti qu’à une transaction pénale par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et une amende de 25 millions d’euros.
Selon Laetitia Vasseur, co-fondatrice et déléguée générale de HOP :
La DGCCRF a acté la pratique commerciale trompeuse par omission plutôt que le délit d’obsolescence programmée. C’est clairement difficile de faire appliquer le délit d’obsolescence programmée et il n’y a pas de jurisprudence.
Les sénateurs proposent des avancées en la matière
Le problème principal de la lutte contre l’obsolescence programmée réside dans le fait qu’il est très dur de faire condamner un constructeur selon la définition introduite par la loi car elle comprend une double intentionnalité difficile à démontrer.
D’après les textes, est définit comme obsolescence programmée « le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement”.
Ainsi, il s’agit non seulement de démontrer l’intentionnalité de réduire délibérément la durée de vie mais aussi celle d’en augmenter le taux de remplacement.
Dans leur proposition de loi, les sénateurs français proposent d’en simplifier la définition en supprimant le deuxième critère d’intentionnalité afin de rendre le délit d’obsolescence programmée plus facile à démontrer. L’obsolescence programmée devient alors “le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie”.
Le projet de loi des sénateurs français concerne aussi l’obsolescence programmée des logiciels, qui sont un des facteurs principaux de renouvellement des appareils. Le projet de loi introduit donc la séparation des mises à jour non nécessaires (ergonomie, nouvelles fonctionnalités) des mise à jour importantes ou critiques (sécurité et corrections de bugs).
La redevance copie privée appliquée au reconditionné : une erreur majeure ?
Le projet de loi propose également d’étendre la durée de garantie légale des équipements numériques à cinq ans, contre deux ans aujourd’hui. En parallèle de ces dispositions, une tendance forte permet aujourd’hui d’allonger la durée de vie des équipements numériques : le reconditionnement.
Un sujet sur lequel la France est d’ailleurs leader grâce à des entreprises comme Back Market, Zack ou Recommerce. Un problème menace cependant ce secteur. Car dans le cadre des discussions autour de la loi REEN, le ministère de la Culture souhaite frapper les produits reconditionnés de la redevance copie-privée.
Cette redevance est une taxe qui existe depuis 20 ans en France, qui est obligatoire sur les produits électriques et électroniques neufs, afin de reverser aux ayant-droits culturels la somme collectée. Elle permet de dédommager tous les auteurs, artistes et éditeurs, pour l’utilisation massive et gratuite de leurs œuvres (musiques, films, livres, etc) via les copies partagées entre particuliers.
Cependant, alors qu’elle est déjà collectée une première fois lorsque l’appareil est vendu neuf, l’étendre aux produits reconditionnés français est une aberration. D’abord, cela signifie qu’un même produit serait taxé deux fois. Ensuite, cela ne s’appliquerait pas aux produits reconditionnés à l’étranger (qui seront donc moins chers et plus attractifs). Enfin, ce surcoût risque de freiner un usage – la seconde main – essentiel à la transition écologique.
Selon Thibaud Hug de Larauze, co-fondateur et CEO de BackMarket :
cela reviendrait à taxer l’économie circulaire et rendre les produits plus chers. Cela ne va pas du tout pour les reconditionneurs français qui vont être touchés par rapport aux reconditionneurs étrangers car les consommateurs devront payer plus cher s’ils souhaitent que leur appareil soit reconditionné en France. »
En outre, avec l’avènement du streaming, la notion de copie-privée n’a plus réellement d’existence aujourd’hui et d’autres modalités de financement des ayants-droits pourraient être envisagées, comme l’application d’une redevance sur les plateformes de VOD par exemple. Ce qui serait plus cohérent en matière d’écologie, mais aussi plus cohérent avec nos usages, qui évoluent plus rapidement, semble t’il, que les mentalités de certaines personnalités politiques.
Rendre obligatoire l’éco-conception de services numériques
Les sénateurs ont aussi prévu de mieux encadrer les usages du numérique afin de les orienter vers des comportements vertueux. Ils souhaitent par exemple interdire, à titre préventif, les forfaits mobiles avec un accès illimité aux données.
Le projet de loi prévoit aussi d’obliger les services de vidéo à la demande d’adapter la qualité de la vidéo téléchargée à la résolution maximale du terminal et d’interdire le lancement automatique des vidéos et la pratique du défilement infini des services de communication au public en ligne.
Mais, selon Frédéric Bordage, spécialiste du numérique responsable, le problème se situe ailleurs et concerne l’éco-conception des services numériques.
Il est disproportionné de focaliser l’attention sur trois défauts de conception alors que nous en croisons quotidiennement des centaines. La loi doit rendre obligatoire l’éco-conception en pointant vers un référentiel reconnu par la profession. Ce n’est pas au législateur de définir si les vidéos doivent se déclencher automatiquement ou pas ».
En effet, éco-concevoir les sites et services numériques permet de consommer moins de ressources informatiques pour utiliser ces services, et donc de demander des configurations moins puissantes et d’allonger la durée de vie des terminaux.
Une ambition d’autant plus essentielle que l’empreinte écologique des sites web explose depuis quelques années, en témoigne le poids des pages web, multiplié par six entre 2008 et 2015. Alors que 70% des fonctionnalités demandées par les utilisateurs ne sont jamais, ou rarement, utilisées, le geste clé de l’éco-conception web consiste à épurer au maximum la couverture et la profondeur fonctionnelle, pour ne garder que l’essentiel.
« L’article 16 doit être plus contraignant, c’est à dire obligatoire, et s’appliquer aux services numériques de l’État, ainsi qu’aux entreprises de plus de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires comme c’est déjà le cas pour l’accessibilité numérique », propose ainsi Frédéric Bordage, le fondateur de GreenIT et expert de la sobriété numérique en France.
De manière à mieux informer le consommateur et sensibiliser les professionnels du secteurs (designers, graphistes, développeurs…), l’association HOP souhaiterait de son côté instaurer une obligation de transparence sur le poids écologique des services numériques et applications afin qu’il soit indiqué dans les caractéristiques de ces services.
De son côté, l’Ademe accompagne les professionnels vers des pratiques d’éco-conception de sites web grâce à son livret de 115 bonnes pratiques à appliquer à chaque étape du cycle de vie (conception, réalisation et exploitation).
Mutualiser les box pour réduire le nombre de terminaux
Le projet de loi incite les opérateurs à prendre des engagements pluriannuels contraignants de réduction de leurs impacts environnementaux auprès de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Les opérateurs devront notamment inclure des initiatives pour réduire les impacts associés à la fabrication et à l’utilisation des box mises à disposition de leurs abonnés.
L’Arcep pourrait aussi, à l’avenir, refuser d’attribuer des fréquences radioélectriques en raison de la préservation de l’environnement. Toujours selon Frédéric Bordage, il est cependant possible d’aller plus loin grâce à la mutualisation des box.
Il invite ainsi les députés à s’y intéresser.
Dans une tour de la Défense, on a une seule box pour 200 salariés et ça fait 20 ans que ça marche. Pourquoi ne pas avoir une seule box pour les immeubles d’habitations ? Ce projet devrait favoriser la mutualisation des équipements lorsque c’est possible.
« Ne jetez pas un produit si celui-ci peut être nettoyé, réparé, réemployé ou recyclé ».
Enfin, le projet de loi comporte plusieurs dispositions pour développer l’éducation à la sobriété numérique. Les sénateurs proposent par exemple de conditionner le diplôme des ingénieurs en informatique à l’obtention d’une attestation de compétences acquises en éco-conception logicielle.
De plus, le texte prévoit la création d’un « Observatoire de recherche des impacts environnementaux du numérique » dont l’Ademe serait responsable. Si le projet de loi est adopté, le bilan RSE devrait comprendre des données sur l’impact environnemental du numérique. Et enfin, un crédit d’impôt à la numérisation durable des petites et moyennes entreprises pourrait voir le jour.
En outre, HOP souhaite renforcer les dispositions introduites par la loi Anti-gaspillage pour lutter contre l’obsolescence culturelle. L’association entend encadrer les contenus publicitaires, de manière à bannir les publicités contraires aux principes de l’économie circulaire et incitant à la mise au rebut d’appareils encore fonctionnels, sans évoquer leur maintenance ou potentielle réparation.
À ce sujet, HOP propose l’ajout d’une mention légale obligatoire sur les publicités d’équipements électroniques et numériques neufs : « Ne jetez pas un produit si celui-ci peut être nettoyé, réparé, réemployé ou recyclé ».