Le début de l’année 2022 aura vu la naissance du phénomène de « canicule hivernale » dans l’Ouest des États-Unis où des températures de 30°C à 32°C ont été atteintes en Californie à la mi-février alors que le pays n’avait pas vu une goutte d’eau depuis début janvier. En Europe, les températures ne sont pas aussi élevées, mais le sud de l’Europe – Espagne, Portugal, le sud de la France – font face à une sécheresse hivernale déjà historique.

Fait rare, d’après le programme européen Copernicus, ces pays sont même en alerte incendie depuis quelques mois alors que nous sommes encore en hiver. En parallèle, beaucoup de météorologues prévoient déjà un mois de Mars très sec sur l’ensemble de la France. Un phénomène de plus en plus fréquent. L’année dernière, le mois de mars 2021 s’est achevé avec un déficit pluviométrique de 53 % à l’échelle nationale. Entre le 1er et le 18 avril dernier, ce déficit s’est creusé jusqu’à atteindre 60%.

Rien de surprenant lorsqu’on lit les rapports du Giec qui sont très clairs sur les conséquences du réchauffement climatique : l’augmentation des températures et l’irrégularité des pluies sont des phénomènes amenés à croître en fréquence et en intensité dans les années à venir. S’il y aura toujours des saisons, elles vont être différentes de ce que nous avons connu jusqu’ici et, pour le monde agricole, cela implique de devoir mettre en oeuvre au plus vite des mesures pour s’adapter à cette nouvelle donne.

De fait, l’irrigation, qui était jusqu’ici réservée à quelques régions et quelques cultures, est une pratique qui devrait se démocratiser en Europe dans les années à venir ; et devenir un besoin en toute saison. Y compris l’hiver. Et en parallèle, il va falloir apprendre à gérer les stocks d’eau douce potable. Dans le champ des possibles, pour faire face à ce constat, l’innovation numérique faite de capture et de traitement de données apparaît comme une solution pour aider les exploitants à améliorer leurs pratiques et à réduire leurs risques.

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carte risque incendie février 2022
22 février 2022 : le sud de l’Europe dans une situation d’aridité historique


La data pour optimiser l’arrosage et l’irrigation

Sencrop fait partie des startups françaises qui sont pionnières dans ce qu’on appelle l’agriculture de précision. Depuis 2016, elle s’est spécialisée sur deux sujets : la prévention des risques météo et des risques maladies et ravageurs grâce à des capteurs installés dans les exploitations qui permettent d’accéder à des informations telles que la température, l’humidité, la vitesse du vent ou le cumul des pluies sur les parcelles agricoles. Après avoir levé 10M€ en 2019 et s’être déployé à l’International, Sencrop dispose aujourd’hui d’un réseau de 25 000 stations connectées chez plus de 18 000 agriculteurs, viticulteurs ou coopératives.

Forte de cette assise, la startup vient d’ajouter une troisième corde à son arc avec une solution permettant le pilotage de l’irrigation et la gestion du stress hydrique. Une innovation qui se base sur un capteur d’irradiance breveté qui mesure le rayonnement solaire. En s’appuyant sur les données météo collectées dans les parcelles par ces autres produits, cela permet de suivre la quantité d’eau sortante par évapotranspiration, d’une part, et d’autre part, la quantité d’eau entrante via les précipitations et l’irrigation.

L’objectif de ce système est ensuite de permettre aux agriculteurs de mieux calibrer l’irrigation de leurs parcelles aux besoins réels en eau de celles-ci. Ils peuvent ainsi décider de  la quantité exacte d’eau à ajouter et peuvent agir avant que les cultures soient en situation de stress hydrique. « L’enjeu environnemental autour des questions d’irrigation n’est plus à démontrer. Déjà en 2010, la Commission Européenne soulignait que l’Europe pourrait réduire de 40% sa consommation de ressource en eau en optimisant les systèmes d’irrigation » précisent à ce sujet les cofondateurs de Sencrop, Martin Ducroquet et Michael Bruniaux.

station connecté sencrop


Un terreau fertile en matière d’innovation

À l’instar de ce que propose Sencrop, la France peut compter sur un terreau fertile de startups qui mettent la data et l’innovation au service de la gestion de l’eau et de l’irrigation. Près de Nantes, par exemple, l’entreprise Weenat – un autre acteur historique de l’agriculture de précision en France – propose depuis quelques mois un modèle de prédiction de la disponibilité en eau du sol à J+7.

Néé en 2014, Weenat proposait historiquement un pluviomètre connecté aux agriculteurs avant de développer un écosystème complet d’outils connectés d’agro-météo qui sont installés dans les parcelles. En combinant les prévisions météo locales ainsi que les informations temps réel et historiques de ses sondes, l’entreprise arrive désormais à simuler, à J+7,, l’évolution de la tensiométrie dans le sol, c’est-à-dire la force dont les racines ont besoin pour extraire l’eau du sol.

« Nous utilisons les techniques de machine learning afin de modéliser la dynamique de la teneur en eau dans le sol. Le modèle est recalibré tous les jours grâce aux capteurs Weenat présents dans la parcelle, ce qui permet d’améliorer la précision des prédictions » explique ainsi Amaury Dubois, docteur en informatique à l’origine de ce projet, réalisé dans le cadre d’une thèse CIFRE menée en partenariat avec Weenat et le Laboratoire d’Informatique Signal et Image de la Côte d’Opale (LISIC).

Baptisée Weedriq, cette innovation a notamment été testée en conditions réelles sur une exploitation de pommes de terre dans les Hauts-de-France : elle a permis à l’exploitant de réaliser des économies d’eau de l’ordre de 13%.

Plus au sud, la startup Telaqua – installée dans la région de Marseille – propose aussi une solution qui, grâce à des capteurs connectés, permet de piloter et surveiller l’irrigation à distance. Grâce à son application, il est possible pour les agriculteurs de commander l’ouverture des vannes et de vérifier le bon déroulement des irrigations. Elle travaille depuis quelques temps main dans la main avec Ombrea, un acteur qui développe des ombrières intelligentes pour protéger les cultures des aléas climatiques. L’association de leurs deux solutions pourrait ainsi permettre de favoriser l’ombrage et l’arrosage des cultures finement grâce à la data afin de réduire le risque climatique pour les exploitants agricoles.

Des exemples qui prouvent le dynamisme français en matière d’innovation au service du monde agricole et qui montre aussi que, bien utilisées, les technologies numériques de traitement de données et d’intelligence artificielle peuvent permettre de répondre à des causes majeures. La gestion de l’eau en fait partie.

irrigation champ


Anticiper les problèmes liés à la disponibilité de l’eau douce

70% de l’eau douce potable disponible dans le monde est aujourd’hui dédiée au secteur agricole. Or, avec le réchauffement climatique, la disponibilité de l’eau va devenir un véritable sujet dans tous les coins du globe car les régimes de précipitations sont perturbés par le réchauffement climatique. L’année dernière, l’épisode de gel tardif du printemps 2021 a démontré la vulnérabilité des agriculteurs face au climat. Demain, les sécheresses à venir viendront accentuer cette vulnérabilité. Il est donc urgent de s’adapter au plus vite au problème de la gestion de l’eau et de proposer des outils pour s’en prémunir au plus vite.

Dans le sillage de ces startups qui mettent la technologie au service de l’irrigation, l’INRAE a lancé en Juillet 2021 un projet scientifique – Explore2 – qui vise à actualiser, d’ici 2024, les connaissances autour de l’impact du changement climatique sur l’hydrologie en France. En coopération avec de nombreux acteurs – Météo-France, l’ENS-PSL, Sorbonne Université, l’IRD, le CNRS ou encore EDF – il devrait permettre d’anticiper les problèmes liés à la disponibilité de l’eau dans le courant du siècle. Il vise aussi à permettre de lancer – avec les collectivités territoriales – des actions prospectives sur les usages de l’eau et les conditions de sa gestion durable

D’autres sujets sont aussi sur la table pour une meilleure gestion de l’eau vis-à-vis du secteur agricole. À ce sujet, le gouvernement actuel mise en partie sur la création de « méga-bassines » pour retenir l’eau l’hiver afin de la restituer l’été aux cultures. Une idée court-termiste et critiquable car – d’après de nombreux travaux de recherche – elle finit par accentuer les sécheresses puisqu’elles empêchent le rechargement des nappes qui alimentent les cours d’eau.

En 2020, l’hydrogéologue Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS, précisait ainsi à nos confrères du Monde que « des études récentes ont conclu que les pertes sur les lacs de l’Ouest américain peuvent atteindre 20 % à 60 % des flux entrants [et que] d’autres, réalisées en Espagne, ont conclu que dans les régions les plus équipées de barrages, les sécheresses sont deux fois plus intenses et plus longues« .

Or, d’après les chiffres de l’INRAE, le débit moyen des rivières en France devrait déjà diminuer fortement d’ici 20 ans, jusqu’à 50 % dans le Sud-Ouest et le Bassin parisien. Ainsi, au lieu de retenir l’eau en surface avec des infrastructures géantes qui viendront aggraver ce sujet, d’autres solutions existent. La réutilisation des eaux usées traitées figure parmi ces possibilités. Le sujet est déjà d’actualité dans de nombreux pays qui prouvent que le modèle fonctionne. Par exemple, Israël réutilise 80% de ses eaux usées traitées. En Asie, Singapour réutilise 30% de ses eaux usées. En Europe, l’Espagne est à 14%. Et la France, à seulement 0,6%.

Entre autres solutions à explorer : une transition plus rapide vers l’agroécologie, avec notamment le recours à l’agroforesterie et aux haies bocagères afin de mieux retenir l’eau et réduire l’érosion des sols. Enfin, pour certaines régions, l’urgence n’est plus à trouver des solutions pour irriguer, mais peut être, aussi, à entamer une transition vers des cultures qui sont plus tolérantes à la sécheresse : blé dur, tournesol, sorgho, colza, légumineuses comme le pois, le pois chiche, le soja, voire des espèces de zones arides comme le niébé, le quinoa ou le sarrasin. Bref, les solutions existent, mais il faut s’y atteler dès maintenant.

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