Depuis le début de l’année 2022, l’agriculture française est marqué par des évènements climatiques extrêmes qui s’enchaînent : le gel au printemps, suivi d’un échaudement des cultures, d’orages de grêles et, enfin, d’une canicule à la précocité jamais observée. Alors que la saison estivale débute à peine, nous faisons le point avec l’agroclimatologue Serge Zaka sur ces évènements et sur la manière dont l’agroclimatologie peut aider à y faire face ainsi que sur l’importance de communiquer auprès des décideurs et du grand public sur les conséquences du réchauffement climatique.



Les Horizons : Serge Zaka, vous êtes agroclimatologue chez ITK. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Serge Zaka : L’agroclimatologie et l’agrométéorologie sont des sciences qui permettent d’évaluer l’impact du climat sur l’agriculture, c’est-à-dire l’impact que peut avoir un risque de gel où une sécheresse sur les exploitations. Il permet également de mesurer, à l’inverse, l’impact de l’agriculture sur le climat. C’est-à-dire les émissions de gaz à effet de serre dus à l’activité agricole, l’occupation des terres agricoles ou encore le stockage du carbone dans les sols.

C’est une science basée sur des outils numériques et de la modélisation de données : des données issues de la recherche scientifique, des données obtenues par des satellites ou encore des capteurs tels que les stations-météo. Chez ITK, dans nos applications web pour les agriculteurs, nous nous basons aussi sur des données d’observations de phénologies recueillies sur le terrain.


L’idée est donc d’évaluer l’impact des évènements climatiques sur les exploitations agricoles. Comment est-ce que les exploitants s’emparent de ces modèles ?

Il y a plusieurs niveaux. En agrométéorologie, l’objectif est d’évaluer les impacts proches. Prenons la canicule qui vient de traverser la France, où il a fait 40°C et plus dans une grande partie de la France. Dans ces cas de figure, les agriculteurs doivent protéger leurs animaux, ce qui signifie les déplacer dans des prairies ombragées si elles sont en pâturage, préparer des rations alimentaires fractionnées, installer des ventilateurs ou des brumisateurs dans les bâtiments, mais aussi s’organiser pour travailler tôt le matin et tard le soir pour être aux heures fraîches et plein d’autres modifications dans leurs méthodes de travail qui vont permettre un bien-être animal dans ces conditions.

Et plus ils peuvent avoir accès à ces informations en avance, plus ils peuvent anticiper ces modifications. C’est donc le premier intérêt de ce que nous proposons.

L’agroclimatologie, de son côté, va permettre de toucher des décisions qui sont aussi d’ordre politique, puisque nous évaluons les impacts du changement climatique, ce qui permet d’aider à mettre en place des actions d’adaptation, étant donné que, pour développer des solutions qui vont permettre d’atténuer où de réduire les effets du changement climatiques sur l’agriculture, nous avons besoin de temps et qu’il faut commencer dès à présent le travail.

On aimerait aussi apporter aux collectivités une connaissance scientifique sur la place de l’arbre en ville


Vos modèles servent uniquement dans le secteur agricole, où bien peuvent-ils être utiles à d’autres secteurs ?

Chez ITK, nos équipes travaillent également avec des banques et des assurances, à deux niveaux. Sur du court-terme pour ce qui concerne les indemnisations de la réforme de l’assurance récolte lors d’évènements climatiques, pour évaluer les pertes de rendements. Et sur le long-terme, en prévention, pour les aider à valider la pertinence des investissements dans les matériels de protection où dans de nouveaux bâtiments qui seront plus résilients aux effets du changement climatique. C’est important car lorsqu’on finance un bâtiment agricole aujourd’hui, c’est pour les 50 années à venir, donc il faut qu’il soit adapté à un climat futur dès à présent.

Les industries agroalimentaires, également, ont besoin de ces données pour gérer les approvisionnements et la logistique ; c’est utile également pour les agences de l’eau pour la gestion de la ressource sur le territoire. Il existe des adaptations possibles de nos modèles également dans le domaine de la ville, avec une problématique liée à la végétalisation et à la place et la durabilité des arbres.

L’arbre, aujourd’hui, est davantage vu en ville comme un élément décoratif, alors qu’il a un rôle majeur à jouer dans les villes du futur : sur l’ombrage, sur la biodiversité, sur le stockage du carbone. Nos villes manquent cruellement d’arbres pour faire face aux canicules. Donc, on aimerait aussi apporter aux collectivités une connaissance scientifique sur la place de l’arbre, et des modèles pour leur permettre, par exemple, d’optimiser l’irrigation de la végétation en ville.


Quelles sont les limites de vos modèles ?

La première limite concerne les observations de terrain qui nous permettent de valider la cohérence de nos modèles agronomiques de prévisions de rendement entre les simulations et ce qu’il s’est réellement passé. Donc il faut se déplacer, il faut des partenaires d’observation de terrain et des données que nous récupérons aussi grâce à la présence des agriculteurs et agricultrices sur les réseaux sociaux, notamment les membres de FranceAgriTwittos qui partagent énormément d’informations.

La seconde limite concerne les investissements, pour nous aider à développer une science agroclimatique qui est une science d’avenir.


Gel, sécheresse, orages de grêle et maintenant canicule : quelles vont être les conséquences de ces évènements pour le monde agricole ? 

Les conséquences concernent tout les pans de l’agriculture, et toutes les agricultures, qu’il s’agisse des exploitations bio ou des exploitations en agriculture conventionnelle. Tout le monde est concerné. Le gel a touché la viticulture et l’arboriculture. La sécheresse aura des impacts sur les grandes cultures, les fortes chaleurs ont des impacts aussi sur les céréales. La canicule de juin va concerner toute l’agriculture avec des conséquences variées en fonction des domaines. Depuis le début de l’année, nous avons déjà eu deux situations de calamités agricoles, et peut-être trois avec la canicule. C’est une situation préoccupante avant d’entamer la période estivale.

C’est déjà difficile d’être agriculteur, mais quand on subit comme ça des catastrophes à répétition, c’est encore plus difficile.


Et nous ne sommes qu’à +1,1°C de réchauffement climatique. Avez-vous l’impression qu’on sous-estime les impacts du changement climatique ?

Oui, je le pense. Je vous donne un exemple, le 28 juin 2019, aucun modèle agricole ou météorologique n’avait estimé ou prévu l’ampleur de ce qui est arrivé. Il a fait 46°C à Montpellier, et nous avons découvert à ce moment là un phénomène appelé « effet sèche-cheveux » (un vent fort qui balaie un air très chaud sur les cultures et qui a pour conséquence de les brûler, ndlr). Qu’est-ce qu’on va découvrir de nouveau demain ?

D’autant que ces phénomènes extrêmes, nous les maîtrisons encore très mal. Surtout s’ils se multiplient. À l’heure actuelle, nous avons -15% de production de blé. Ça ne paraît pas beaucoup, mais avec la guerre en Ukraine, avec des catastrophes climatiques en Inde, en Europe et dans d’autres bassins, il y a des pays qui vont souffrir de cette perte de production, notamment des pays en développement. Le réchauffement climatique entraîne comme ça des effets collatéraux que nous maîtrisons mal et qui peuvent être dévastateur.


Est-ce que l’adaptation passe par l’observation de ce qui arrive dans d’autres pays ?

Bien entendu, je pense qu’il faudrait par exemple se renseigner sur ce qu’il se passe en Espagne. Il est possible que dans les années à venir, le climat dans une partie du sud de la France puisse ressembler au climat en Andalousie. Dans l’idéal, il faudra donc conserver une production agricole en s’inspirant de la manière dont ils cultivent en Andalousie.

Mais le premier levier, aujourd’hui, c’est de communiquer, c’est de rendre les gens conscients de ce qui arrive. Sur ce sujet, je pense qu’il reste encore 90% du travail à faire. J’en profite d’ailleurs pour insister sur le fait que, parmi la population française, la frange la plus concernée et la plus consciente du problème, ce sont les agriculteurs.

Et il ont déjà commencé depuis 20 ans à faire des efforts. Là où on trouve le plus de panneaux solaire aujourd’hui, c’est dans le monde agricole. L’agriculture de conservation des sols et toutes ces pratiques qui permettent de stocker le carbone dans le sol, ce sont des solutions concrètes qui sont mises en place depuis longtemps. Maintenant, il faut que les décideurs permettent d’accélérer le changement car on ne peut plus attendre. C’est déjà difficile d’être agriculteur, mais quand on subit comme ça des catastrophes à répétition, c’est encore plus difficile.

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