Dans le cadre de ses webinars dédiés au secteur de la construction face à l’urgence climatique, Novabuild, le regroupement des professionnels du BTP en région Pays de la Loire et Centre de Ressources pour la construction durable, a eu l’opportunité d’organiser une rencontre entre Philippe Bihouix, spécialiste des Low-Tech en France et auteur notamment de “L’Âge des low tech” publié en 2014 et Jihen Jallouli, architecte et Vice-Présidente de Novabuild. Le tout animé par Pierre-Yves Legrand, Directeur, chez Novabuild.
Cet échange, intitulé « Sobriété et Low Tech : sont-ils l’avenir de la ville ? » visait à interroger sur la bonne cohérence de la course au tout technologique en général dans nos sociétés et en particulier pour bâtir nos villes de demain, avec en ligne de fond les concepts de smart city, de sobriété ainsi qu’une réflexion sur l’avènement de la 5G ou le questionnement des usages.
Retrouvez ici l’échange complet de cette rencontre Climat de Novabuild
Tout technologique, high tech et 5G
D’entrée, à la question de se positionner par rapport au tout technologique et sur le fait de résoudre les problèmes climatiques avec la technologie et l’innovation, Philippe Bihouix tranche de manière claire : “Les high tech ont des effets pervers car on va mobiliser pour ces nouvelles technologies des ressources rares tout en s’éloignant de l’économie circulaire, car plus on fait du miniaturisé et de l’hyper technique, moins on aura de faciliter à les recycler ou les réemployer”. Philippe Bihouix dresse ici un constat qui ne se veut « pas militant mais basique et rationnel” car il est incontestable qu’il sera de plus en plus compliqué de séparer les matériaux mélangés à une toute petite échelle. Il faut savoir par exemple qu’une quarantaine de métaux différents en très petites quantités composent aujourd’hui nos smartphones, dont la plupart ne sont pas recyclés ou très peu.
Le mirage du tout technologique serait donc d’avoir l’impression de régler un problème – ou améliorer notre confort – d’un côté avec une solution high tech, mais sans réellement se soucier de créer d’autres problèmes ailleurs. C’est ce que Philippe Bihouix appelle “les effets systémiques ou déportés”. Un exemple souvent cité et repris lors du webinar est celui de la voiture autonome : “Une voiture autonome qui roule 1h30 par jour générerait pas moins de 4000 Go de datas, soit pour 1 million de voitures autonomes en circulation l’équivalent du trafic internet mondial d’aujourd’hui”. Or il y a plus d’un milliard de voitures en circulation dans le monde. Doit-on donc créer ces énormes quantités de données pour parvenir à résoudre les embouteillages ?
Il faut retrouver l’audace d’une innovation pas simplement centrée sur la technologie, mais une innovation sociale, sociétale ou organisationnelle.
Ce qui amène la réflexion du débat sur la très probable arrivée de la 5G dans nos vies. Et Philippe Bihouix de pointer immédiatement les points noirs de cette nouvelle technologie : ”La 5G est théoriquement beaucoup plus efficace d’un point de vue énergétique, cependant on empile les réseaux car on ne remplace ni la 3G ni la 4G. Par ailleurs cette efficacité est annihilée par ce qu’on appelle l’effet rebond. Quand on améliore une technologie pour la rendre plus efficace, malheureusement cette efficacité est transformée en efficacité économique qui génère plus de demandes”.
Smart-city et ville durable
Ceci étant posé, qu’en est-il de la 5G appliquée à la smart city ? Le sujet est abordé au détours d’une relance de Jihène Jallouli “Avec la 5G, les défenseurs de la smart city parlent pourtant d’optimisations et d’anticipations de planification urbaine, de circulation des flux etc. La smart city est-elle défendable ?”
C’est par un ironique “les promesses n’engagent que ceux qui les émettent” que Philippe Bihouix entre dans le sujet de la smart city. Car selon lui, “toutes ces potentielles optimisations ne sont pas chiffrées, alors que le coût énergétique du système numérique mondial lui l’est. Les émissions de GES du numérique sont plus élevées que pour le secteur de l’aviation, avec une progression exponentielle ces dernières années”. La question serait donc plutôt fonction de ce qu’on intègre dans le concept de smart city.
Doit-on tout jeter pour autant, et notamment freiner les maîtres d’ouvrages et promoteurs qui vont dans cette voie de la high tech et de la 5G pour construire nos villes de demain ? En premier lieu Philippe Bihouix insiste pour différencier la notion de smart city de celle de smart building. “La question doit partir de la notion d’échelle avant tout”. Et il n’est pas tendre envers les apôtres du smart building, à qui il conseille de ne pas tomber dans le gadget, car il existe un coût réel de ces objets. “Le smart building a plutôt tendance à venir rajouter de l’obsolescence dans le bâtiment. Au final les promesses du smart building ne sont jamais vraiment tenues car la prise en main par les usagers n’est jamais complète ni parfaite”. Tous les regards se tournent alors vers la notion des usages, et le fait que l’expérience nous montre jusqu’ici que du smart non co-construit avec les futurs usagers d’un bâtiment, mène dans la plupart des cas à une mauvaise utilisation finale. Voire à un abandon de la technologie embarquée initialement.
La sobriété dans le bâtiment
Dans ce cas comment faire retomber cet emballement high tech dans le bâtiment pour revenir à des choses plus simples. Les notions de sobriété et de low tech sont-elles vraiment transposables dans le domaine du bâtiment ? Car, comme le rappelle Pierre-Yves Legrand, on constate un processus continu d’augmentation de la high tech dans le bâtiment sur les 50 dernières années. Cet apport de technologie ayant pour le moment permis d’avancer vers plus de progrès.
Une des pistes de réflexion selon Philippe Bihouix, pour qui le concept de la ville sobre et résiliente n’est pas une utopie, est de “voir la durabilité des bâtiments au sens de la fonctionnalité. L’obsolescence des lieux se questionne, d’autant plus en ces temps de Covid où par exemple les bureaux de la Défense sont désertés, au contraire des immeubles Haussmanniens de Paris qui ont d’abord été des logements, puis des bureaux puis redeviennent des logements. Il faut faire selon le juste besoin”.
Il faut de la sobriété dans la quantité de ce qu’on a à construire, il faut construire moins mais mieux.
Il faut concéder que globalement nos bâtiments sont mal utilisés, ou en tout cas ne le sont pas de manière optimisée. Les écoles, les parking, les bureaux devraient davantage être mutualisés. “Il faut de la sobriété dans la quantité de ce qu’on a à construire, il faut construire moins mais mieux. Dans le cadre de programmes, pour les maîtres d’oeuvre tout part de la question de la commande. En tant de maître d’oeuvre on peut optimiser, proposer des variantes. Mais il faut un maître d’ouvrage engagé et embarqué sur ces questions le plus en amont possible. Pourquoi pas un métier de programmiste qui viendrait challenger le besoin du maître d’ouvrage ?”
D’où la question du bon équilibre dans le bâti entre le neuf et la réhabilitation. Ou comment donner la priorité à la rénovation plutôt qu’au neuf, et par conséquent arrêter de grignoter sur le territoire ? Philippe Bihouix l’admet, c’est compliqué. « On peut construire du neuf à partir de l’existant, sur un terrain artificialisé par exemple, et s’il y a un bâtiment se poser la question de savoir si on peut le réutiliser ou pas. Dans tous les cas la réhabilitation est plus compliquée pour tous les intervenants sur un projet, le maître d’ouvrage, l’architecte, les entreprises derrière, il existe des surcoûts etc. C’est pour cela que la formation des architectes et ingénieurs est primordiale pour arriver à construire de manière plus sélective et plus fine en fonction des besoins des populations”.
Réglementations, fiscalité et neutralité carbone dans le bâtiment
Le débat se déporte alors sur le fait de savoir où en est-on de la neutralité carbone dans le bâtiment, et est-ce une bonne idée de se fixer des objectifs à 2050 ? Outre le bâtiment, sur le sujet de la neutralité carbone les autres chantiers prioritaires sont ceux du de la mobilité, du numérique de la grande conso et de l’agriculture. Et quelque soit le secteur, il est nécessaire de se projeter pour identifier les points sur lesquels les efforts seront à faire en priorité. Il est donc nécessaire d’avoir des cap fixés dans le temps. Concernant le bâtiment, Philippe Bihouix rappelle “qu’il ne faut cependant pas se leurrer sur les effets d’inertie : si on construit mieux à partir de 2020, on sera bons en 2050. Mais on oublie l’existant qui pose problème et doit être géré”
L’expert des low tech revient alors les points positifs de la loi sur l’économie circulaire, avec des choses positives, notamment sur le réemploi, la réutilisation des matériaux à l’issue de la durée de vie du bâtiment, et les possibilités de mieux démanteler des nouveaux bâtiments. Tout le problème réside dans le fait qu’il faudrait s’y atteler et travailler la notion des déchets dès maintenant. “Il y a un problème de décalage très présent dans le bâtiment car il y a cet effet d’inertie, cet effet de parc installé. Le bâtiment a un cycle beaucoup plus long que les smartphones”.
Ce contexte posé, quels seraient les arguments pour convaincre les maîtres d’ouvrages de privilégier la réhabilitation plutôt que le neuf, et les professionnels du BTP pour construire mieux et plus durable ?
II faut voir la durabilité des bâtiments au sens de la fonctionnalité. L’obsolescence des lieux se questionne, il faut faire selon le juste besoin.
Il existe des règles du jeu qui doivent évoluer au niveau national. En particulier la fiscalité qu’il faudrait davantage appliquer sur la matière première. La question est de savoir “comment on arbitre entre le coût de la main d’oeuvre et le coût des ressources et de l’énergie”. De toute évidence cette question semble dépasser le périmètre des maîtres d’ouvrage. Pour illustrer son propos, Philippe Bihouix va prendre un exemple tout simple : « il est beaucoup plus facile de démolir un bâtiment avec une grosse pince et une benne pour aller à la décharge, que de mobiliser toute une équipe de métiers différents qui va aller récupérer les matériaux pour les réemployer ou les recycler. Le coût de main d’oeuvre sera forcément plus élevé. La fiscalité des entreprises est sur le travail humain au lieu d’être positionnée sur la consommation des ressources, la production de déchets, le foncier etc. On se retrouve dans une situation où le fait de remplacer un concierge par 4 capteurs, un logiciel et une caméra sera considéré comme plus rentable”.