Le modèle agricole dit « conventionnel » ou « intensif » qui est la norme depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est basé sur un triptyque : monocultures, mécanisation, intrants de synthèse. Aujourd’hui, ce modèle est remis en question par le réchauffement climatique et la nécessité de protéger la biodiversité, de telle manière qu’il faut dès à présent repenser nos méthodes de protection des cultures.

Et pour cela, les regards se tournent notamment vers les interactions naturelles entre les plantes, qui font partie des solutions étudiées. Un sujet sur lequel travaille justement Mathieu Hanemian est chargé de recherche au sein du Laboratoire des Interactions Plantes-Microbes-Environnement de l’INRAE.

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Les Horizons : Vous avez été recruté par le département Santé des Plantes et Environnement (SPE) de l’INRAE en 2019. Pouvez-vous nous décrire en quoi consiste ce département et quel est son objectif ? 

Mathieu Hanemian : Le département SPE est l’un des 14 départements de recherche qui composent l’INRAE, dont le but est la protection et la santé des cultures dans le respect de l’environnement. Les scientifiques qui composent le département SPE cherchent à mieux comprendre les interactions entre les plantes et les organismes qui y sont associés en abordant cette thématique à différentes échelles : au niveau moléculaire et génétique, ce que je fais, jusqu’à l’échelle des populations.


Pourquoi le domaine des interactions entre les plantes est-il prometteur ? 

D’abord, parce que l’objectif est de réduire l’utilisation des herbicides. Ensuite, des études montrent que les interactions entre les plantes peuvent leur permettre de mieux résister à des maladies. Utiliser les interactions entre plantes peut donc être une manière de se détacher du modèle agricole actuel et de développer des situations adaptées, dans le cadre de la transition écologique. Mais nous partons vraiment de très loin car ce sujet est très peu étudié de nos jours. Pour le moment, nous sommes encore à un niveau académique, cela va prendre plusieurs années avant d’avoir des résultats adaptables dans les cultures, car le temps de la recherche est assez long.


Sur quoi vos recherches portent-elles ? 

J’ai été recruté pour étudier les mécanismes moléculaires qui jouent un rôle dans les interactions entre les plantes. Quand je suis arrivé, un chercheur de l’équipe où je travaille menait des recherches sur ce sujet depuis une dizaine d’années. Ainsi, je fais des recherches sur la manière dont les plantes répondent à d’autres plantes, afin de déterminer pourquoi une espèce végétale développe différentes stratégies à l’encontre d’une autre espèce végétale. Certaines vont par exemple réagir de manière  agressive en essayant de couvrir la plante d’à côté, tandis que d’autres vont avoir tendance à s’échapper en poussant en hauteur.

Pour pouvoir mettre en place cette réponse adaptée selon les espèces voisines, les plantes doivent être capables de se reconnaître. Pour l’instant, nous approchons cette problématique par l’intermédiaire de notre espèce favorite, l’Arabette des dames, qui est une espèce modèle utilisée par de nombreux chercheur.e.s en biologie végétale. L’intérêt de l’Arabette des dames est de regarder avec quelles espèces elle interagit dans les milieux naturels et de comprendre comment ces interactions fonctionnent. Ces connaissances pourront être transférées sur d’autres espèces dans quelques années.

Le changement climatique est rapide, plus rapide que l’adaptation des êtres vivants


Dans quelle mesure mieux comprendre les interactions entre les plantes permettrait d’améliorer les pratiques agricoles ? 

Les interactions entre plantes ont été peu étudiées jusqu’à maintenant car l’usage des herbicides dans les grandes cultures permettent de se débarrasser des espèces indésirables et donc d’éluder la question. Désormais, la question se pose davantage, dans la mesure où l’objectif est de limiter le recours aux intrants de synthèse grâce à des pratiques agroécologiques.

Or, si on enlève les herbicides, on se retrouve face à des pertes de rendement assez importantes, de l’ordre du tiers. Donc dans un système dépourvu de produits de synthèse, il est important de connaître les interactions entre les plantes pour pouvoir proposer des solutions, notamment en sélectionnant des espèces cultivées qui seront compétitives face aux espèces adventices, ou encore des plantes qui vont être en mesure d’inhiber la croissance d’autres plantes. Une meilleure compréhension des interactions entre plantes permettra de changer le modèle agricole pas à pas. 

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Arabette des dames
Pour étudier la réponse des plantes à la compétition, une plante d’Arabette des dames est mise en compétition avec du pâturin annuel.


Vous vous êtes intéressés à l’adaptation des plantes à l’environnement. À l’heure du changement climatique, qu’avez-vous observé à ce sujet ? En ce qui concerne la migration de certaines espèces de plantes notamment ? 

Des études montrent qu’avec le changement climatique, de plus en plus de problèmes risquent d’être liés aux espèces adventices dans les champs, car elles ont tendance à s’adapter plus rapidement à ce genre de conditions. 

Par ailleurs, nous avons tendance à penser que les interactions entre plantes sont souvent compétitives, mais des études d’écologues ont également montré que lorsque les plantes interagissent entre elles, lors de situations stressantes, des relations de coopération pouvaient en fait émerger entre elles. Au cours de nos recherches, il sera intéressant d’étudier les réactions des plantes entre elles face à un certain type de stress, comme notamment la sécheresse, afin d’intégrer cette complexité dans nos travaux. 


Comment peut-on mieux accompagner les plantes à évoluer dans ces nouveaux environnements ? 

On peut sélectionner certaines espèces végétales, en favorisant des espèces plus adaptées à des températures plus élevées par exemple. Le problème que nous avons actuellement, c’est que le changement climatique est rapide, plus rapide que l’adaptation des êtres vivants. On peut essayer d’avoir des espèces plus adaptées dans les milieux agricoles, mais dans les milieux naturels il est difficile d’agir réellement. 


En quoi la transmission de ces connaissances avec la société civile est-elle importante ? 

Il y a deux aspects qui sont compris dans cette notion de transmission des connaissances : d’une part, la vulgarisation, car il est important pour nous scientifiques de rendre accessibles nos recherches. Cela permet aux citoyens de détenir davantage d’outils pour se construire leurs propres schémas de pensée, leurs opinions, avec des éléments factuels. En vulgarisant les résultats de nos recherches, cela peut leur permettre d’être plus conscients de certaines données scientifiques ou certains freins, afin de leur permettre de prendre leurs propres décisions de manière plus éclairée.

En outre, la notion de « sciences citoyennes » est à prendre en compte selon moi : cela consiste à travailler avec des citoyens et des professionnels, en amont d’un projet de recherche, afin de le co-construire avec eux, comprendre les problématiques qu’ils rencontrent, mais également les intégrer dans la mise en place des projets. Impliquer les citoyens peut leur permettre d’être force de proposition. Ce fonctionnement serait au fond un peu similaire à celui de la Convention Citoyenne pour Climat, et cette implication citoyenne pourrait permettre une meilleure acceptabilité des solutions proposées. 


Voyez-vous comment mettre ces « sciences citoyennes » en place pour le moment ? 

Certains projets sont en réflexion, et un projet de sciences citoyennes autour de l’espèce de l’Arabette des dames, dont je parlais précédemment, s’est déjà déroulé avant mon arrivée. Des citoyens nous ont aidé dans nos observations à travers ce qu’ils constataient dans leurs propres jardins. Le fait d’utiliser des plantes maraîchères, potagères, pourrait permettre d’attirer davantage le public. 

En attendant de pouvoir mettre cette pratique en place plus concrètement, un aspect important selon moi est de discuter avec les professionnels, les questionner sur leurs attentes et sur leurs freins, afin de développer un projet de recherche commun. Que le projet soit mené avec des citoyens ou des professionnels, cette collaboration lui donnerait une certaine force, une certaine pertinence. 


Visuel d’entrée : Arrosage de plantes cultivées en chambre de culture dans le cadre d’une expérience visant à étudier la compétition entre plantes

Copyright des photos : Frédéric MALIGNE / LIPME / CNRS Photothèque

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