Avec l’avènement de l’ère industrielle et le développement du commerce à la fin du 19ème siècle, les grands fleuves européens vont progressivement être domestiqués et exploités. Création d’épis de navigation, de digues, dragage du sable, comblement des annexes et autres techniques ont permis à des bateaux plus puissants d’y naviguer, d’y développer par endroit l’agriculture ainsi que la production d’hydro-électricité. Mais ces aménagements vont également entraîner une uniformisation de ces écosystèmes complexes et sauvages, une perte des habitats, une baisse de la biodiversité, et un appauvrissement général des milieux naturels.

Afin d’atténuer ces conséquences néfastes, des projets de restaurations écologiques sont à l’œuvre un peu partout en Europe. Deux projets majeurs sont actuellement en cours en France, le long du Rhône et sur la partie basse de la Loire.


Des décennies d’aménagements des fleuves

Le Rhône est le fleuve français qui a connu le plus d’aménagements. A partir de la fin du 19ème siècle, le fleuve a connu des travaux d’envergure pendant une quarantaine d’années, afin d’assurer sa mise en navigabilité neuf mois par an contre un à deux mois auparavant. “On a réalisé un véritable corsetage du Rhône : toutes les lônes – les bras du fleuve – ont été retravaillés de Lyon au delta, pour favoriser le chenal principal. Le Rhône a subi une très grande transformation sur l’ensemble de sa plaine alluviale jusqu’au Petit Rhône.” détaille Christophe Moiroud, responsable du programme de restauration écologique à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR).

Mais le fleuve a également connu après la seconde guerre mondiale un autre type de modifications. Il a été court-circuité sur plus de 160 km afin de créer un chenal artificiel parallèle au fleuve, dans le but d’alimenter pas moins de 19 ouvrages hydroélectriques. Cette transformation, qui court sur environ 300 km au total, a eu pour conséquence de largement diminuer le débit du “Vieux Rhône”, de favoriser la sédimentation sur les bords du fleuve, et de simplifier considérablement son milieu naturel. Entraînant un appauvrissement de ses paysages et de sa biodiversité.

Historiquement, le Rhône est un fleuve vif, puissant, mobile. Tout l’inverse de ce qu’il est devenu au fil de son anthropisation. “A la fin des années 80, il y a eu une prise de conscience collective et environnementale. On s’est rendus compte des effets de ces aménagements de grande ampleur. Le constat était partagé de tous, institutionnels, scientifiques, élus locaux, et un concept de restauration pour retrouver un fleuve vif et courant a été lancé au milieu des années 90”. Un vaste programme de restauration a donc vu le jour, dont la maîtrise d’ouvrage est depuis pilotée par la CNR – également concessionnaire du Rhône et exploitant des ouvrages hydroélectriques.

Restauration de la lône de Géronton, en 2021 à Baix
Restauration de la lône de Géronton, en 2021 à Baix – Crédits CNR


Retrouver un fleuve vif et courant

Deux leviers majeurs vont guider ce programme, considéré comme l’un des plus importants au monde. Tout d’abord l’augmentation du débit réservé dans le Vieux Rhône, en le passant de 10 à 100 m3/seconde. Cette décision est actée au début des années 2000 en réduisant les quantités d’eau passant par les canaux parallèles. Le deuxième levier concerne la restauration des lônes. Ces annexes fluviales font partie de l’ADN du fleuve, et la reconnexion du chenal principal aux zones humides qui le composaient autrefois est entreprise.

Cependant, ”Augmenter les débits ne suffisait pas à remettre les lônes en eau, il a fallu les creuser” comme l’explique Christophe Moiroud. Des moyens très importants sont alors déployés pour extraire près de 80 000 m3 de sédiments à coup de tractopelles et de pelleteuses, “en creusant par endroit plus de 3 à 4 mètres. C’est quelque part très interventionniste, mais c’est à ce prix là qu’on peut restaurer la biodiversité”. A date, 77 lônes ont été rouvertes depuis 1999, soit environ120 km d’annexes.

Depuis 20 ans, pas moins de 45 millions d’euros – financés à 50% par la CNR et à 50% par l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, avec parfois des contributions de collectivités territoriales comme les Régions – ont été consacrés à la restauration des lônes. Et a minima 33 millions d’euros supplémentaires seront engagés sur les 5 prochaines années. Un programme d’évaluation et de recherche piloté par des scientifiques est associé au programme de restauration. Cela permet de faire évoluer les orientations globales de la restauration au fil des années : “Il faut rester lucide et humble dans nos interventions. On travaille avec la Nature, cela demande des recherches, des études, du temps long” abonde Christophe Moiroud. Cela permet aussi de prioriser les travaux de réouverture des lônes en fonction des gains écologiques, et de maîtriser les coûts.

La Lône de la Grange Ecrasée restaurée en 2018, à Bourg Saint Andéol
La Lône de la Grange Ecrasée restaurée en 2018, à Bourg Saint Andéol – Crédits CNR


Des prises de conscience collectives

La Loire, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO pour son paysage, a subi des aménagements notamment sur sa partie basse à partir du milieu du 19ème siècle, dans le but de faciliter la navigabilité vers l’estuaire. Des centaines d’épis ont été construits en perpendiculaire du fleuve ainsi que des chevrettes barrant les bras secondaires du fleuve, toujours dans cette logique de créer un chenal unique sur le bras principal. 

Mais le fleuve a surtout subi des extractions de sable, prélevé en énormes quantités du lit du fleuve. “Le sable de la Loire est très coté dans le bâtiment, il a été énormément exploité pour la construction, mais également un peu pour les maraîchers », explique Damien Masinski, responsable de pôle Eau au Conseil Régional des Pays de la Loire. Une pratique dangereuse pour l’environnement lorsqu’elle est pratiquée de manière industrielle.

Ces anthropisations ont engendré des modifications et des déséquilibres du plus long fleuve de France. En 100 ans, le lit de la Loire s’est enfoncé de près de 4 mètres à Nantes et d’1 mètre au niveau d’Angers. “Avec pour conséquences directes une déconnexion et un assèchement des annexes fluviales, un appauvrissement des milieux naturels et de la biodiversité. Dans les années 70, on a même été jusqu’à faire sauter un éperon rocheux situé au fond de l’eau pour améliorer la navigabilité, ce qui a accéléré l’affaissement du lit.

De la même manière que pour le Rhône, une prise de conscience collective a eu lieu au début des années 90.  Il était devenu urgent d’agir pour restaurer le fonctionnement des milieux aquatiques. Mais aussi car “la Loire concentre de multiples enjeux détaille Damien Masinski. La protection des populations contre les inondations, des enjeux économiques avec l’estuaire, Donge, l’activité nucléaire, mais aussi des enjeux de biodiversité, de patrimoine et de tourisme.”

Les nombreux aménagements le long de la Loire (épis, chevrettes...)
Les nombreux aménagements le long de la Loire (épis, chevrettes…) – Crédits VNF


La Plan Loire Grandeur Nature est lancé en 1994 avec le Plan Loire 1 qui comprend notamment l’interdiction du dragage du sable. Depuis, les régions, les collectivités, l’Agence de l’eau, l’Etat et même l’Europe, se sont entendus sur un objectif commun de préservation de la Loire au travers d’une série d’actions concrètes et d’études stratégiques afin d’en guider les choix. Nous sommes actuellement au cœur du Plan Loire V qui court pour la période 2021-2027. 

Au global l’Europe, par le biais du dispositif Feder, a investi 33 millions d’euros et la Région Pays de la Loire 27 millions répartis dans les différents enjeux et projets, et l’agence de l’eau une vingtaine de millions d’euros.


Redonner un fonctionnement naturel à la Loire

Parmi ces actions, le programme de rééquilibrage de la Loire est l’un des projets phares du Plan. Ce programme, estimé à lui seul à 46 millions d’euros, est porté par la Région, l’Agence de l’Eau, et a comme comme maîtrise d’ouvrage les Voies Navigables de France. Les travaux s’étalent sur trois secteurs d’intervention entre Nantes et Angers, jusqu’en 2026. Les aménagements positionnés au siècle dernier pour canaliser le fleuve vont être rabotés ou supprimés, la Loire aura ainsi plus de liberté, son lit s’agrandira, ce qui réduira la vitesse d’écoulement des sédiments et du sable. Le chantier principal du programme sera de reconstruire le fameux rocher qui a été supprimé dans les années 70, et ce dans le but de bloquer l’écoulement du sable. “L’objectif principal de toutes ces actions est de rehausser le fond du lit. En découleront des effets positifs sur les annexes”. détaille Damien Masinski. 

La maquette géante du lit de la Loire, par le CACOH - crédits Compagnie Nationale du Rhône
La maquette géante du lit de la Loire, par le CACOH – crédits Compagnie Nationale du Rhône


Afin de mener à bien ce projet, en particulier la reconstruction du rocher, une maquette géante a été produite par le CACOH (Centre d’Analyse Comportementale des Ouvrages Hydrauliques, le bureau d’études de la CNR) dans le but de modéliser correctement les conséquences et les différents scénarios. “C’est quelque chose de fabuleux de pouvoir travailler dans ces conditions d’ingénierie, mais c’est nécessaire car ce sont des projets qui n’acceptent pas le tâtonnement, les conséquences comme les inondations peuvent être dramatiques.”

Concrètement les objectifs à 50 ans sont de rehausser le lit du fleuve de 30cm à 1 mètre selon les endroits et de connecter ses bras secondaires plus de 90% du temps, contre 30 à 50 % actuellement. Un programme de suivi des objectifs a été mis en place d’un point de vue bathymétrie, déplacement du sable, et évolution de la faune. Ces actions vont mécaniquement permettre de rétablir une dynamique plus naturelle du fleuve, avec une diversification et une augmentation des habitats disponibles.

La force de ces projets de restauration repose sur le collectif et la pluralité des acteurs embarqués, ainsi que sur un réel consensus dans la finalité d’aider les fleuves à faire ce qu’ils ne peuvent plus faire de part leur degré d’anthropisation : retrouver un espace de liberté. Et davantage de résilience, ces travaux de restauration vont aussi permettre une gestion plus durable des écosystèmes, et de pouvoir lutter plus efficacement contre les effets du changement climatique.