Julie Davico-Pahin est co-fondatrice – avec son père Christian Davico – de la start-up Ombrea. Cette jeune entreprise qui vient de lever 1 million d’euros afin de poursuivre son développement est une des figures montantes de l’Agtech française. Elle s’inscrit dans la mouvance de l’agriculture de précision, qui se base sur une utilisation de la technologie – et notamment de l’intelligence artificielle – afin d’aider les exploitants agricoles à faire face au défi climatique.
Nous avons abordé avec elle le développement de l’Agtech, les tendances à venir dans ce domaine ainsi que la responsabilité des jeunes entreprises comme Ombrea dans la lutte contre le réchauffement climatique. Une responsabilité qui se retrouve aussi dans le fait de porter des modèles d’entreprises plus équitables et responsables
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Dans cet article :
Le milieu agricole et l’urgence climatique
Rendre la data accessible aux agriculteurs
Porter un modèle entrepreneurial responsable
Les Horizons : Julie, à la base tu es journaliste, comment en es-tu arrivée à cofonder une startup dans l’agtech ?
Julie davico-Pahin : Pour commencer, il faut savoir que j’étais très heureuse en tant que journaliste. Ce métier me plaisait. J’avais une vision de ce métier liée au fait d’avoir une très grande liberté d’action et une grande autonomie. Pas de monotonie. Des challenges différents à relever tous les jours. J’ai travaillé dans des rédactions plutôt sympas, comme Radio France où CNews. J’aurais continué si je n’avais pas eu cette opportunité avec mon père.
Le fait est que je suis issue d’une famille d’agriculteurs. Mon grand-père est maraicher, mon oncle est viticulteur, mon père est agriculteur. Donc, les aléas climatiques, ils les vivent au quotidien. Ces sujets, on en parle tout le temps aux repas de famille. Et pour nous, le déclic s’est fait à l’été 2016 quand mon père, Christian Davico, a connu une baisse de rendement de l’ordre de 25% en deux mois sur ses productions. Il me disait « c’est de pire en pire, il faut qu’on fasse quelque chose de concret ». Et puis très vite, en septembre 2016, il m’a dit « J’ai eu une idée cette nuit, il faut qu’on la creuse ensemble et qu’on développe quelque chose ». On a passé la journée à plancher sur son idée. Un mois plus tard on déposait les statuts de la boite. En décembre, on déposait notre premier brevet et voilà, l’aventure Ombrea était lancée.
Le milieu agricole et l’urgence climatique
Comment est-ce que le milieu agricole vit l’urgence climatique ?
Ça va être très différent en fonction des structures. Mais globalement, il y a deux tendances qui émergent. Le fait que certaines espèces ne puissent plus survivre dans un milieu donné à cause du climat en amène certains à changer leurs productions où leurs modes de production. C’est pour cette raison, par exemple, que les maisons de Champagne commencent à planter des vignes en Grande-Bretagne. On change les cépages, on essaye de rendre les plantes plus adaptables ou alors on change de cultures.
Après, il y a une seconde posture où, au lieu de changer des cultures qu’on connait depuis toujours, on se dit qu’il faut plutôt trouver des solutions technologiques qui permettent de s’adapter au changement climatique. Cette seconde approche, c’est ce qu’on souhaite faire avec Ombrea.
Les agriculteurs sont demandeurs de ces solutions technologiques ?
Oui, les agriculteurs sont très friands de nouvelles technologies. Aujourd’hui, c’est près de 82 % des agriculteurs qui utilisent des applications au quotidien pour travailler, par exemple. Ce sont des gens hyper-connectés, toujours intéressés par l’innovation, et très présents sur les réseaux sociaux (on vous invite d’ailleurs à découvrir le compte twitter Fragritwittos, NDLR). Mais ça ne date pas d’aujourd’hui, les agriculteurs ont toujours été très réceptifs à l’apport de la technologie dans leur travail, depuis toujours. C’était vrai avec l’arrivée de la mécanisation, des tracteurs et autres machines. Et aujourd’hui, ils voient la nécessité des nouvelles technologies et ils sont ouverts à ça. Toutes générations confondues d’ailleurs. Le monde agricole sait se saisir des opportunités que la technologie apporte.
D’ailleurs, quand on voit l’essor de l’Agtech dans le pays aujourd’hui, on comprend tout de suite pourquoi. C’est parce qu’on a un milieu agricole en France qui est très dynamique, très dense. Mais surtout, parce qu’on a un secteur agricole qui voit les nouvelles technologies comme des outils qui vont leur permettre de mieux travailler et d’être plus performants.
Le déclic (…) c’est quand mon père a connu une baisse de rendement de l’ordre de 25% en deux mois sur ses productions
Comment se situe l’Agtech française par rapport à l’international ?
En France, on est très, très bons sur ce qui est agritech ! On est hyper en avance par rapport à ce qui se fait dans le monde. Il y a d’autres pays qui sont très bons sur ce secteur. Les américains sont vraiment très en avance sur ces pratiques par exemple. Aujourd’hui, ce sont les leaders, mais on commence à les rattraper. On s’est réveillé plus tardivement sur ce sujet. Je dirais que c’est depuis 2016 que ce mouvement prend réellement de l’ampleur en France. Mais aujourd’hui, toutes les semaines, je découvre de nouvelles startup dans l’Agtech… Et tant mieux, car ça pousse le marché vers le haut et il y a vraiment de la place pour tout le monde. C’est un marché qui est en forte demande et on a le territoire et les compétences pour clairement ambitionner de rattraper les américains.
Il y a autre chose d’ailleurs, qui dénote un fort intérêt pour l’Agtech, de manière globale, c’est de voir les gros acteurs mondiaux comme Google ou Ali Baba qui sont entrain d’investir massivement das l’IA appliquée à l’agriculture. Ce sont des signaux qui prouvent que ce marché est entrain d’exploser. Donc il faut continuer d’avancer là-dessus.
Est-ce que ça n’est pas paradoxal, d’ailleurs, de voir beaucoup de choses côté IA, agriculture de précision ou encore robotique, et d’un autre coté, des retours à d’anciennes pratiques comme l’agroforesterie ou la permaculture… Le secteur agricole se cherche ?
Non, ça n’est pas antinomique. Justement, aujourd’hui, on est entrain d’imaginer un nouveau modèle agricole à partir de pratiques qui sont ancestrales. C’est à dire de produire en lien avec ce que la nature peut nous apporter. L’agroforesterie par exemple, c’est complètement ça, produire avec ce que la nature apporte. Mais je pense qu’il est possible de coupler nouvelles technologies, respect de l’environnement et pratiques raisonnées et raisonnables. Ce ne sont pas du tout des pratiques opposées. Au contraire, en rapportant de la technologie qui soit propre, qui puisse aller de pair avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement, des pratiques moins intensives, on peut clairement coupler les deux.
Rendre la data accessible aux agriculteurs
Le prix que représente l’accès à ces nouvelles technologies n’est pas accessible à tous les agriculteurs. Est-ce qu’on ne se dirige pas vers une agriculture à deux niveaux ?
Bien sûr, c’est un risque. J’irais même jusqu’à dire qu’il y a un vrai défi au-delà du prix, qui se porte également sur l’accès à la donnée. L’agriculteur met à disposition ses parcelles, donc l’accès à ses données doit être possible en retour. C’est un point essentiel au développement de l’Agtech, comme le prix.
Du côté d’Ombrea, on est issus du marché agricole, donc on sait très bien que la dimension financière est essentielle. Dès le premier jour où on a pensé à Ombrea, on a imaginé un financement qui puisse s’adresser aux agriculteurs qui ne sont pas dans une situation financière agréable. Pour palier à cela, on propose sur option d’installer des panneaux photovoltaïques sur le toit des structures. L’idée, c’est que l’énergie produite soit auto-consommée sur l’exploitation ou réinjectée dans le réseau. Ça va financer entre 80% et 100% de l’investissement de départ. L’idée est ainsi d’avoir un outil qui soit accessible. C’est indispensable, quand on s’adresse à ce marché là, qu’on puisse penser à la fois aux gros et aux petits.
Quels sont les enjeux de l’Agtech aujourd’hui ?
Comme je le disais, le principal enjeu aujourd’hui, c’est l’accès à la data. Après, je ne suis pas inquiète quand je vois les startup françaises dans l’Agtech. Mais c’est important. Encore une fois, le coeur du sujet, c’est l’agriculteur. Il faut leur donner accès aux outils les plus performants, mais aussi aux données qui sont extraites sur leurs parcelles. Et surtout leur donner accès à l’interprétation de ces données. Les agriculteurs sont assez isolés mine de rien. En France, on a des instituts de recherche, beaucoup d’organismes capables de produire des études sur l’agriculture. Mais est-ce que les agriculteurs ont accès à cette documentation ? La donnée, il faut la vulgariser et l’expliquer aux agriculteurs pour qu’ils puisent en prendre connaissance et l’appliquer sur le terrain. C’est là-bas que ça se passe. Et c’est à nous, jeunes entreprises dans l’Agtech, d’inventer un nouveau modèle là-dessus.
Chez Ombrea, on a décidé de mettre à disposition toutes les données que nos capteurs récupèrent pour les agriculteurs puissent avoir accès en temps réel à ce qui se passe dans leurs champs. Cette notion de transparence, d’accès à la donnée, c’est l’enjeu majeur de l’Agtech aujourd’hui.
Proposer des solutions pour l’environnement, ça va de pair avec le fait de proposer des solutions pour les agriculteurs.
Quelles sont les grandes tendances de ce secteur justement ?
D’abord, il y a l’agriculture de précision. On est plutôt pas mal là-dessus en France. Mais là où on a une grosse carte à jouer selon moi, c’est sur l’agriculture urbaine. La population mondiale grandit, vit majoritairement dans les villes et il y a donc une manne sous-exploitée par l’agriculture dans les espaces urbains. Cette tendance, elle est hyper intéressante. Et stratégiquement, je pense que ce sont les deux aspects sur lesquels il faut se développer.
J’insisterai aussi beaucoup sur la dimension écologique de ce qu’on va proposer. Aujourd’hui, la question du dérèglement climatique, il faut qu’elle soit clairement intégrée dans la réflexion qu’on doit avoir en tant que jeunes entreprises sur ce marché de l’Agtech. Vu ce qu’il se passe, on ne peut pas faire de l’Agtech sans prendre en compte le Développement Durable.
C’est un des rôles de l’Agtech que de se positionner comme une solution pour l’environnement ?
Oui, c’est indispensable. C’est une erreur que de ne pas intégrer cette dimension durable dans notre réflexion. Quand on a le nez dans les chiffres, on voit très clairement les effets du changement climatique sur les cultures. Dans les champs, c’est un impact presque quotidien. Et une entreprise qui se crée dans l’Agtech sans prendre en compte cette dimension là ne pourra pas répondre aux problématiques du terrain. Les agriculteurs font partie des premiers à s’interroger sur les aléas climatiques. Donc proposer des solutions pour l’environnement, ça va de pair avec le fait de proposer des solutions pour les agriculteurs.
Porter un modèle entrepreneurial responsable
Quels sont les freins quand on développe une entreprise dans l’Agtech ?
Le principal enjeu auquel nous faisons face, c’est que le marché agricole est un marché avec de grosses attentes sur les sujets technologiques. Donc il faut gérer et contenir cette croissance dans de bonnes conditions. De notre côté, on a commencé à commercialiser nos solutions il y a 4 mois et on a en commandes signées déjà plusieurs centaines de milliers d’euros. On vient de lever 1 million d’euros, on est bien structurés en interne. Maintenant, le principal enjeu, c’est d’arriver à gérer cette croissance.
Justement, quelle est la suite pour vous ?
Nous avons deux objectifs clés. Le premier, c’est d’accélérer la commercialisation de nos ombrières, donc de répondre aux attentes de nos clients. Ensuite, on est une entreprise innovante, donc on va doper notre R&D pour aller plus loin. Aujourd’hui, on a six personnes qui travaillent à quasi-temps plein sur de la R&D, des projets informatiques mais on a aussi des docteurs en biologie végétale. Ils travaillent à développer des outils complémenaires à nos ombrières, qui vont répondre à des problématiques ciblées que rencontrent cetains clients. Un grand axe de développement pour nous, par exemple, c’est la limitation des intrants phytosanitaires.
Ensuite, comme on le disait tout à l’heure, notre rôle, c’est de construire des outils à la fois technologiques et durables. L’un peut pas aller sans l’autre. Chez Ombrea, on part de la croissance de la plante. Si on réfléchit à cela, on pense aussi aux autres aspects : le goût, les rendements, l’aspect visuel, la protection climatique… Donc forcément, il faut y inclure une reflexion sur les intrants phytosanitaires à un moment. Et c’est une suite logique à ce qu’on va proposer.
En France, on a des instituts de recherche, beaucoup d’organismes capables de produire des études sur l’agriculture. Mais est-ce que les agriculteurs ont accès à cette documentation ?
La technologie au service de l’environnement, c’est le modèle ?
Oui, quand on recrute, on se rend compte que l’engagement environnemental est devenu un point central dans nos critères. On est hyper engagé sur ces questions là et on essaye de le faire au quotidien. On a installé un jardin partagé à côté des bureaux. On va composter nos déchets de la cantine… Tout cette reflexion là, je pense qu’une entreprise doit l’avoir aujourd’hui. Et encore plus une entreprise dans l’agriculture. Cette réflexion, elle se fait à tous les niveaux, ça passe par le sourcing des fournisseurs, mais aussi par la manière dont on conçoit la responsabilité sociale de l’entreprise. Et jusque dans la structuration des équipes en interne. Chez nous on travaille aussi à ça, on travaille à avoir une véritable parité dans nos équipes. Pour nous, c’est aussi important que de recycler ses déchets. C’est un modèle global de fonctionnement. En tant que jeune entreprise, il faut pouvoir porter ce modèle là.