Les Horizons : Stéphane Vatinel, qu’est-ce que Sinny&Ooko et pourquoi l’avoir crée ?

Stéphane Vatinel : Le nom Sinny&Ooko vient d’Anthony Burgess, auteur de L’Orange mécanique, un livre dans lequel il décrit une société en total déclin, où la violence et la surindustrialisation génèrent des individus relativement monstrueux. Ce livre est pour moi un livre de chevet car il cristallise tout ce qui me fait le plus peur sur la dérive potentielle de la société.

L’auteur y définit tout un glossaire dans lequel Sinny signifie cinéma et Ooko, les oreilles. C’est donc le nom que nous avons donné à notre entreprise à l’époque où nous organisions des événements musicaux autour des musiques de films, considérant que la musique était le parent pauvre du cinéma alors même qu’elle contribue hautement à faire passer les émotions.

C’était donc notre métier jusqu’en 2008, avec Sinny&Ooko, que de gérer des lieux de spectacles pluridisciplinaires de façon complètement privée. Le Glazar et le Divan du Monde étaient deux lieux que nous gérions à l’époque. Jusqu’au jour où nous nous sommes séparés de ces endroits et que nous avons crée, pour le compte d’un monsieur, Le Comptoir Général.

Prise de parole Stéphane Vatinel


Ce qui est votre premier « vrai » tiers-lieu du coup ?

Tout à fait, Le Comptoir Général est finalement le premier tiers-lieu que nous avons fondé, en 2008, avec pour mission de créer un espace qui ne parlerait ni de musique, ni de danse, ni de théâtre ou d’exposition, mais bien de sociologie, d’environnement et de climat.

Ça a été un magnifique challenge et au bout de quelques années, Le Comptoir Général est devenu un lieu très connu à Paris. Et d’autres ont suivis : La REcyclerie, La Cité Fertile, Le Pavillon des Canaux, Le Bar à Bulles, La Machine du Moulin Rouge et dernièrement, Le Campus des Tiers-lieux, à l’intérieur duquel il y a une agence de conseil, une école et un incubateur de tiers-lieux.

L’idée, ça a été d’appliquer à ces nouveaux lieux les outils de programmation, de communication et de sensibilisation qui existaient déjà depuis des décennies pour les lieux culturels. Mais pour parler cette fois d’écologie, de mixité et d’égalité et s’adresser à un public divers tant par son âge que sa classe sociale, ses origines ou encore son genre.

Cette épopée, aujourd’hui, on sent bien que ce n’est que le début d’une vague profonde qui est en train d’embrasser tous les territoires, aussi différents soient-ils, qu’ils soient périurbains, urbains, ruraux, suburbains…

Ce qui fait la force des projets de tiers-lieux c’est le fait que des personnes aux bagages très différents peuvent se retrouver dans un espace commun et s’investir au même niveau et sur un pied d’égalité.



Selon vous, quelles sont les grandes étapes de la création d’un tiers-lieu ?

Je ne crois pas qu’il y ait d’étapes idéales, il n’y a que des circonstances. Ce qui est sûr c’est qu’il faut à minima une personne mais, dans l’idéal, plusieurs personnes qui ont une envie commune de partager des communs et de les intégrer au sein d’un lieu. Est-ce que c’est le lieu qui génère son équipe ou l’équipe qui, une fois faite, se met en quête d’un contenant ? Cela dépend des situations. Je crois qu’il n’y a pas d’ordre établi.

En tout cas il faut réunir ces trois étapes (un collectif, un lieu et un contenu proposé) à un moment donné pour ensuite donner corps au tiers-lieu. Pour cela, la méthode la plus sûre est d’y aller pas à pas, de façon à s’assurer que les activités qu’on va accueillir au sein du tiers-lieu répondent à trois ambitions : à ce que les responsables avaient envie de créer, aux besoins des populations présentes sur le territoire et à la viabilité à moyen long terme du projet.

Les missions assurées par le tiers-lieu doivent permettre des externalités positives pour le plus grand nombre

Après, quand on ouvre un lieu, on a beau avoir imaginé les différents usages qui s’y feront et conçu l’espace en fonction de cette projection, le jour où il ouvre ses portes, vous vous rendez compte que c’est le lieu lui-même qui va définir ses propres usages, ses circulations, c’est lui qui va, au bout d’un moment, dicter son propre mode de vie même s’il est évidemment possible de l’influencer en jouant sur les heures d’ouverture ou encore sur la communication, par exemple.


Qu’est-ce qui définit un tiers-lieu ?

Que l’on parle de petits ou de grands tiers-lieux, je crois profondément que ce qui définit un tiers-lieu, c’est la multiplicité des activités qui y est proposée. Ce sont elles qui vont permettre de faire transiter au sein d’un même lieu des publics qui, d’habitude, ne se seraient par forcément rencontrés.

Ensuite, ce qui pour moi accrédite la qualité d’un tiers-lieu ce sont deux choses : les missions qu’il assure doivent permettre des externalités positives pour le plus grand nombre. Et les populations qu’il fait se rencontrer doivent, ensemble, pouvoir défendre des intérêts collectifs. Ce dernier point, c’est parfois ce qui manque à certains territoires ruraux et qui peut amener les populations à s’isoler.

Enfin, concernant les statuts, il y a toujours des petites guerres de clochers car certaines communautés vont considérer qu’un tiers-lieu doit être complètement public, ou alors sous forme de SCOP, de SCIC ou encore d’association. Il y a une disparité des statuts juridiques des tiers-lieux mais je crois que tous peuvent être tiers-lieux.

La Recyclerie Paris
La REcyclerie à Paris, CC Adrien Roux


Qui sont les porteurs de projets au sein du Campus des Tiers Lieux ?

Au sein de l’école, nous avons des profils très divers, mais on peut tout de même noter que 78% des porteurs de projets sont des femmes de CSP+ qui, pour la plupart, cherchent à se réorienter vers une profession qui a du sens à leurs yeux.

Mais ce qui fait la force des projets de tiers-lieux, c’est le fait que des personnes aux bagages très différents peuvent se retrouver dans un espace commun et s’investir au même niveau et sur un pied d’égalité dans le projet. Ce qui en fera aussi sa singularité.

Les projets portés sont très orientés social et environnemental avec une forte intégration de la notion de commun. Il y a de plus en plus de lieux qui émergent avec la volonté de penser ensemble les besoins personnels des uns et des autres mais aussi l’ensemble de la chaîne de vivant qu’il soit de l’ordre de la faune, de la flore ou de l’humain.

il y a beaucoup d’individus qui sont en quête de sens mais qui ne trouvent pas forcément de lieux pour exprimer leurs besoins


Selon vous, quel rôle pourraient jouer les tiers-lieux dans nos territoires de demain ?

Je pense que les tiers-lieux sont une réponse locale extrêmement forte pour pouvoir permettre à des lieux d’exister sur absolument tous les territoires. Pour moi ils représentent une nouvelle économie mais celle-ci ne suffit pas à mon sens, ce qui m’intéresse, c’est davantage ce que cette économie permet de mettre en oeuvre.

Les tiers-lieux tels que nous les concevons chez Sinny&Ooko nous permettent par exemple d’aborder des thématiques qui nous passionnent et qui sont l’écologie, la mixité et l’égalité. Si nos lieux réussissent à trouver un point d’équilibre financier et à générer un trafic suffisamment important, alors on peut imaginer qu’ils arrivent à propager ces convictions sur absolument tous les territoires. J’aime donc nous voir comme un bon virus.

En ce qui concerne la transition écologique, les tiers-lieux y ont un rôle central à jouer. Autour de nous il y a beaucoup d’individus qui sont en quête de sens mais qui ne trouvent pas forcément de lieux pour exprimer leurs besoins. Or, je suis définitivement persuadé que les tiers-lieux sont des lieux d’expression commune qui souvent reprennent des idées en lien avec l’écologie.

Ainsi, un maillage territorial de tiers-lieux éco-culturels serait pour moi l’avènement d’une mutation sûre et pérenne car ouvrir des tiers-lieux sur l’ensemble des communes c’est créer autant de maisons de prolifération des idées que peuvent incarner toutes ces populations un peu inaudibles.

Visuel d’entrée CC : S. Robichon