Les Horizons : Sylvain Grisot, quels sont pour vous les enjeux de la construction aujourd’hui ?

Sylvain Grisot : C’est très long de faire la ville. Si on veut faire la transition urbaine, il faut penser un neuf qui soit pertinent d’un point de vue environnemental, économique, social, mais surtout travailler ces 70 % qui sont déjà là. Si on traduit « construire la ville sur la ville » uniquement par des cycles de déconstruction – reconstruction, on a perdu la bataille.

Construire la ville sur la ville c’est donc se concentrer sur les espaces déjà urbanisés tout en travaillant les bâtiments existants. Il y a un enjeu particulièrement important qui consiste à faire émerger de vraies dynamiques de transformation de l’existant, par des réhabilitations énergétiques ou plus en profondeur des bâtiments.

On construit des logements dans des communes qui perdent des habitants et on construit des zones commerciales en périphérie alors que les centres-villes se meurent


C’est densifier des friches, redensifier des espaces existants, travailler des « dents creuses », c’est-à-dire faire plus de ville dans le même périmètre. C’est également changer de pratiques en construction : l’architecture, l’ingénierie et les modes constructifs, pour soutenir l’industrialisation et l’efficacité économique et environnementale de l’acte de construire. C’est notamment avec du biosourcé, du géosourcé, avec des modes constructifs pertinents d’un point de vue environnemental.


Pourquoi estimez-vous indispensable de construire la ville sur la ville ?

Aujourd’hui, et depuis 50 ans, on a réorienté la production urbaine vers la construction en étalement. On construit en périphérie et de façon inefficace puisqu’on a une croissance extrêmement importante des zones d’activité économique, mais pas une croissance des emplois. On construit des logements dans des communes qui perdent des habitants, et on construit des zones commerciales en périphérie alors que les centres-villes se meurent.

On consomme du sol, non pas pour faire plus de ville, mais pour l’étaler. On a moins d’usages urbains sur toujours plus de surfaces. Les effets sont connus depuis longtemps, mais sont d’autant moins supportables aujourd’hui qu’on est face à des enjeux climatiques qui sont centraux. L’étalement est permis par la voiture. Il induit un usage excessif de la mobilité avec des conséquences sur la qualité de l’air, les émissions de CO2, l’accidentologie, et tous les coûts qui vont avec. Nous devons rapidement nous passer de cette dépendance à la voiture.

En parallèle, l’étalement a des impacts directs sur les milieux. En France, environ 30 000 hectares par an sont transformés en infrastructures et en bâtiments. En 50 ans, avec l’augmentation de la population et l’étalement urbain, on a divisé par deux la surface agricole utile par habitant en France.

Depuis 50 ans, la surface de la ville croît trois fois plus vite que sa population

Les impacts sont massifs, et finalement c’est moins une lutte contre l’étalement en soi qui est nécessaire, mais plutôt contre la ville que ça génère. Une ville ségréguée spatialement, dépendante de la mobilité automobile, qui est désagréable à vivre et structurellement pas durable.




Les pouvoirs publics parlent de Zéro Artificialisation Nette. Quelle est votre vision de cet objectif inscrit dans le Plan biodiversité de 2018 ?

Aujourd’hui l’objectif ZAN est un débat auquel je participe, un cadre de réflexion. C’est une trajectoire vers une forme de neutralité foncière en 2050, à mettre en parallèle de l’objectif de neutralité carbone. Mais il y a ce phénomène élégant, l’outil de compensation, où on a certes consommé mais on renature ou on compense en transformant des sols urbains en sols dit naturels.

Mais on ne sait pas renaturer tous les sols. D’autant que renaturer ne signifie pas un retour en arrière, on aura toujours du mal à transformer le sol d’une friche industrielle polluée en nouveau sol agricole dans le cadre d’un processus de compensation.

Aujourd’hui l’enjeu est de sortir de l’idée de compenser pour avant tout éviter et réduire. La dernière étape étant la compensation qui sera nécessaire à certains endroits. Mais la question aujourd’hui porte réellement sur la sobriété foncière, sur le modèle de production de la ville, et plus globalement le modèle de société qui aujourd’hui privilégie la consommation de sol et la construction en neuf.

La France fait face a l’obsolescence de ses zones commerciales que nous devrons transformer



De quels outils disposons-nous pour faire la bascule dont vous parlez ?

Je pense qu’on peut être d’accord sur le fait qu’on veut une ville frugale en sol, en matériaux, en énergie et en mobilités, et il y a un virage à prendre sur ce point. Nous avons aussi envie d’une ville de la proximité, qui est aussi un moyen d’atteindre la frugalité. On a envie que cette ville soit pour tous, que cette proximité soit accessible à chacun.

Une fois ce cap fixé, il faut remplacer le mode de pensée qui consiste à consommer du sol agricole pour répondre à un besoin urbain par de la construction puis, quand le besoin s’éteint, en faire des friches. C’est ce que j’appelle l’urbanisme linéaire. Nous devons basculer sur un urbanisme circulaire où, une fois qu’un sol a été utilisé pour un usage urbain et qu’il n’a plus de fonction agricole ou naturelle, on maximise son usage.

Tokyo


Avez-vous des exemples de réalisations qui s’inscrivent dans ce que vous appelez l’urbanisme circulaire ?

Il y a des restaurants universitaires qui se transforment, l’après-midi, en espaces de co-working. C’est l’exemple d’un travail qui porte non pas sur l’espace mais sur les temps, les organisations, qui permet de créer des usages tertiaires en plein cœur des grandes villes. C’est économique, avec des contraintes en termes d’horaires d’accès, mais c’est une nouvelle offre sous condition d’une organisation adaptée, qui peut être transposée à beaucoup de situations.

On a aussi beaucoup de mutations de bâtiments, comme des bureaux transformés en logements. Je trouve encore plus intéressants ces bâtiments construits aujourd’hui en pensant à éviter de démolir demain, qui sauront évoluer d’un usage à l’autre. L’architecture et la structure techniques sont adaptées, tout comme le cadre juridique. Parce qu’un bâtiment évolutif dont les usages et la formes sont figés dans un règlement de copropriété ne pourra pas évoluer.

Il y a le concept du Bymby – Build in my backyard, pour faire de la densification pavillonnaire. Iudo par exemple développe un mode d’intervention en région parisienne où il y a un potentiel phénoménal de construction de logements individuels. Ils accompagnent les propriétaires pour construire des logements dans leur jardin.

À 48 % la ville aujourd’hui, ce sont des parkings, des routes et des rails

Dans ces lotissements des années 1980 à 2000, les parcelles sont trop grandes, les logements sont considérés comme sous-occupés à plus des deux-tiers par l’Insee, ils sont trop grands. Il faut les adapter pour répondre aux besoins d’autres personnes sans construire en s’étalant. Et il y a aussi les friches industrielles et l’avenir des friches commerciales, car la France fait face a l’obsolescence de ses zones commerciales que nous devrons transformer.


Comment densifier la ville tout en la gardant agréable à vivre ?

La densification dans la ville c’est par exemple construire des lotissements où les maisons ont un étage et ne sont pas toutes de plain-pied. 10 % du foncier consommé sur le tissu rural ces cinq dernières années accueillent seulement 2 % de nouveaux ménages. Le sujet est donc déjà d’arrêter de construire peu dense et à distance, car ça consomme du sol pour le logement et pour la route, les parkings, etc. À 48 % la ville aujourd’hui ce sont des parkings, des routes et des rails.

Dans les villes on est toujours entre 50 % et 70 % d’espaces pour les voitures. On a donc la place de faire plus d’espaces publics qui servent à autre chose qu’à stocker des véhicules, et notamment pour le végétal. Si on demande aux Français ce qu’ils cherchent au travers de leur logement, ils répondent qu’ils cherchent du calme, une proximité avec la nature, ça peut être un parc, mais surtout ils cherchent de la proximité. La proximité est impossible sans la densité. On ne peut pas être proche de tout et vivre ailleurs que dans la ville. Il faut donc densifier bien, en requestionnant la place de la voiture et du végétal.


Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « Un bâtiment devrait avoir sept vies » ?

C’est la question de l’obsolescence programmée qui s’applique aussi aux bâtiments. Les processus de conception, de financement, une organisation de la construction font qu’on a une sur-optimisation des bâtiments, notamment une pression financière y compris pour les bâtiments publics. C’est difficile de passer le 1er usage. Au moment du changement de mode de vie, du changement démographique, quand on a besoin de plus de bureaux que de logements, ou de moins de parkings, on ne sait plus transformer les bâtiments et on démolit tout pour reconstruire autre chose.

Ce cycle est extrêmement pénalisant parce qu’on perd toute l’énergie grise mise dans le bâtiment initial, notamment dans sa structure béton, et ça crée une émission de déchets massive. L’essentiel des déchets émis par la ville sont ceux du BTP. Il faut arriver à prolonger la durée de vie des bâtiments à 50, 70 ans plutôt que 20 ou 30 ans, par de petits ajustements sur des cloisonnements, des changements d’usage du rez-de-chaussée, le remplacement de façades, ou par de grosses réhabilitations qui permettent de conserver la trame structurelle.

Il faut donc penser l’usage d’aujourd’hui et envisager l’usage de demain avec modestie et une intelligence constructive, architecturale et juridique qui maintiennent la capacité d’évoluer demain vers des usages qu’on n’ose même pas imaginer. Et anticiper la fin de vie en dissociant les matières, en pensant les flux de recyclage et de réemploi. Et nous n’en sommes qu’au début.