Frédéric Bordage est le fondateur du collectif Green IT, première communauté des acteurs du numérique responsable. Parmi ses nombreuses missions, Green IT promeut la sobriété numérique au travers entre autre l’écoconception des services numériques, le développement des pratiques lowtech et la mise en oeuvre massive du réemploi et du recyclage. Au travers de nombreuses études, livres blancs, guides ou outils opérationnels, Green IT conseille le grand public et le monde de l’entreprise, et incite également les pouvoirs publics à légiférer pour construire un avenir numérique soutenable.
Pionnier, et porte parole emblématique de la communauté, Frédéric Bordage est un expert reconnu du numérique responsable en France et à travers le monde. Il a accepté de revenir avec nous sur sa démarche depuis une quinzaine d’années, et nous livre son ressenti sur la situation actuelle. Car le numérique responsable est un sujet qui a certes explosé ces derniers mois, mais pas nécessairement pour les bonnes raisons. Il nous manque une approche globale des impacts du numérique, ce qui nous fait passer à côté des vrais sujets et de l’essentiel : le numérique est une ressource non renouvelable et en voie d’épuisement, il faut agir maintenant.
Les Horizons : Expliquez-nous tout d’abord en quoi le numérique pollue ?
Frédéric Bordage : Je n’aime pas trop le terme pollution. L’univers numérique a une empreinte environnementale et donc des impacts environnementaux. Ces impacts correspondent à environ 4% des impacts environnementaux de l’humanité. C’était 2% en 2010 et ça sera 6% en 2025. On parle par exemple d’un réchauffement global qui va induire un dérèglement des climats locaux au travers des émissions de gaz à effet de serre, de l’épuisement des ressources abiotiques, des tensions fortes sur l’eau douce etc.
Comment définir le numérique responsable ?
C’est un numérique dont les empreintes environnementale, sociale et économique, donc les 3 objectifs du développement durable, ont été réduites. C’est ce qu’on appelle le Green IT. Et c’est aussi un numérique qui a été mis au service du développement durable, c’est l’IT for Green. Le numérique responsable est finalement un grand contenant dans lequel on va trouver la démarche et l’action pour réduire l’impact du numérique, ainsi que le fait d’utiliser le numérique au service d’un monde plus durable.
Le numérique est une ressource critique, non renouvelable, qui sera épuisée dans 30 ans. On n’a plus le temps de se donner bonne conscience.
Quel bilan dressez vous de vos 15 années passées à promouvoir le numérique
responsable et à produire des outils concrets ?
On a jamais avancé aussi vite. Et paradoxalement on n’a jamais reculé aussi vite en même temps. Il y a eu deux grands moments d’intérêt sur le sujet. Le premier de 2008 jusqu’à 2010, et le deuxième actuellement qui est une une déferlante depuis septembre / octobre 2019. On a publié en octobre notre étude sur l’empreinte environnementale mondiale du numérique qui été reprise partout. C’était la plus grosse étude jamais publiée sur le sujet à l’échelle mondiale, et de fait il y a eu beaucoup d’intérêt pour l’étude et ses résultats. Depuis tout le monde veut se mettre au numérique responsable.
Malheureusement c’est à double tranchant car le déficit d’experts sur le sujet est criant aujourd’hui, comme il y a 10 ans. Et on a un peu peur de revivre ce qu’on a vécu il y a 10 ans, période pendant laquelle tout le monde s’était également jeté sur le sujet. Malheureusement au final les intérêts économiques avaient pris le pas sur les vrais enjeux de la démarche. Car il n’y avait pas assez de compétences sur le marché pour adresser la demande qui était monstrueuse. Et cela avait généré une immense déception.
Alors oui, on n’a jamais autant parlé du numérique responsable qu’aujourd’hui, mais on n’en a jamais aussi mal parlé. Car jamais les fausses bonnes pratiques ont été mises en avant de la sorte. Par exemple la suppression des mails, les moteurs de recherche “écolo”, le streaming…
Pour vous ce sont des fausses bonnes pratiques ?
Le problème c’est que pendant qu’on parle de ça, on ne parle pas des vrais sujets. Prenons l’exemple des mails, c’est une goutte d’eau. Quelque part cela démontre une mauvaise connaissance du sujet des gens qui se veulent experts et qui vous disent qu’il faut supprimer vos mails. Car les mails c’est le plus petits des fichiers qu’on produit. Pourquoi dans ce cas ne pas supprimer des vidéos ou photos qui pèsent bien plus lourds (NDLR : plusieurs mégaoctets ou gigaoctets contre 50 kilooctets pour un mail). De plus, lorsqu’on analyse le cycle de vie d’un mail, c’est le temps d’écriture et le temps de lecture qui impactent le plus. Puis le transport, puis enfin le stockage. Donc pourquoi se concentrer uniquement sur le stockage quand on parle des mails ? Et globalement cela représente si peu par rapport à tous les autres impacts du numérique. Le vrai sujet c’est de ne pas avoir à fabriquer les équipements. Trois quart des impacts sont liés à la fabrication des équipements et à l’électricité nécessaire pour les faire fonctionner. Pas à l’usage qui en est fait. Et cela comprend les équipements TV et box internet.
Comment se fait-il que le sujet soit devenu si tendance, mais avec les mauvais exemples mis en avant ?
C’est simple, les trois-quart des impacts sont liés à la fabrication. Il faudrait donc moins d’équipements, et des équipements qui durent plus longtemps. Il faudrait favoriser le réemploi et l’éco conception des services numériques. Et ça malheureusement, toute l’économie du produit n’a pas envie de l’entendre car cela ne va évidemment pas dans leur sens. Et deuxième écueil, vu que le sujet est devenu tendance, tout le monde se jette dessus pour en tirer profit. Donc le message est noyé. On a jamais autant parlé de solutions si peu impactantes, car tout le monde veut faire du business avec.
Cela fait une dizaine d’années qu’avec la communauté Green IT, on fait des propositions, on publie des études, on travaille avec des politiques, on dit où et comment il faut agir. On a considérablement accéléré ces dernières années en tant que communauté pour que la société civile s’empare du sujet. Malheureusement elle s’en est emparée par le petit bout de la lorgnette, qui est visible par n’importe qui, mais qui n’intègre pas une vision cycle de vie et une analyse multicritères.
Mais n’est-ce pas tout de même une première étape importante en vue de faire bouger les choses ?
Je dirai même au contraire que c’est grave. Car une fois que les gens ont l’impression d’avoir compris le sujet, ils oublient de regarder le reste et s’arrêtent là. En l’occurrence aux mails. Une fois que les gens pensent avoir compris, c’est très compliqué de bien réexpliquer le problème. Le développement durable est une course contre la montre. On a 30 ans devant nous.Le numérique est une ressource critique, non renouvelable qui sera épuisée dans 30 ans. On n’a plus le temps de se donner bonne conscience, il faut agir sur les plus gros leviers. Or en ce moment, on ne parle pas des vrais sujets, on perd donc un temps précieux. Ces années perdues on arrivera pas à les rattraper par rapport au phénomène d’emballement du climat, d’accélération de la perte des ressources et de la biodiversité.
C’est grave également, pour des raisons économiques de lobby, d’acteurs économiques, qu’on focalise l’attention sur ces gestes alors qu’ils sont anodins vu la situation. Pendant ce temps, on ne freine pas le renouvellement des équipements, on parle très peu des solutions comme le réemploi, la mise en place d’une TVA à taux réduit sur ces produits par exemple. Avec le temps et la multitude de personnes non expertes qui se sont emparées du sujet nous ne sommes plus audibles comme on pouvait l’être avant. Et malgré nos efforts, le tsunami des mails est en train de gagner la bataille. On ne sait plus trop comment réorienter le tir pour qu’on s’intéresse sérieusement aux vrais sujets qui sont éminemment importants, comme le taux d’équipement, la durée de vie, l’obsolescence programmée systémique, et l’écoconception des services numériques pour arriver à réduire à la source les quantités de bandes passantes.
On n’a jamais autant parlé du numérique responsable, mais on n’en a jamais aussi mal parlé.
L’avènement prochain de la 5G et des objets connectés en tout genre sera le point de non retour définitif ?
Le point de non retour on y est déjà quelque part. La question c’est à quel point sera le non retour. Il nous reste 30 ans de numérique devant nous. Et encore, la plupart des métaux précieux c’est moins de 30 ans au rythme actuel d’extraction, aux technologies actuelles, aux stocks connus.
Le vrai problème de la 5G, c’est qu’on va mettre au rebut des milliards d’équipements dans le monde tout simplement parce qu’ils ne sont pas 5G. Et de l’autre coté, on va avoir des nouveaux smartphones 5G à prix cassés avec des forfaits de 24 mois. Ça ne peut pas fonctionner de cette manière. Compte tenu de notre dépendance au numérique en tant que société, de la criticité des stocks de matériaux, des ressources abiotiques, et de l’aspect essentiel du numérique pour nos civilisations, on devrait être beaucoup plus loin dans le débat que les discussions qu’on a aujourd’hui. On devrait déjà être dans l’association de la low tech avec la high tech, dans l’éco conception, on devrait déjà être dans des démarches un peu radicales de ce type. Or ce qu’on constate, c’est qu’en raison de la mauvaise compréhension du sujet, on est en train de se donner bonne conscience en activant des quick wins à court terme. Quick wins qu’il faut bien sûr mettre en oeuvre, mais qui ne sont pas du tout suffisants. De cette manière, on est en train de passer à côté des enjeux de développement durable associés au numérique.
Comment contrer ces logiques politico-économiques si fortement ancrées ? Doit on contraindre les entreprises ou plutôt inciter les consommateurs à mieux consommer ?
On doit faire les deux. L’Etat et les pouvoirs publics doivent aller plus loin que la loi sur l’économie circulaire. Le sujet du réemploi doit être encadré plus sérieusement par exemple, avec une directive spécifique qui s’articulerait avec la directive européenne DEEE. On a besoin d’un cadre légal qui mette de l’huile dans les rouages de la transition vers ces nouveaux modèles, qui encadre le marché pour rassurer et accompagner les changements de comportements de consommation. Il faut également informer correctement le consommateur afin de penser le sujet convenablement. A ce propos, on milite pour la mise en place d’une plateforme référence qui associerait pédagogie et informations vérifiées. Parce que le gros problème c’est qu’aujourd’hui tout le monde invente des chiffres. Pour progresser il faut que les citoyens aient les vraies bonnes connaissances. Même en tant qu’expert il devient difficile de se faire entendre sur ce sujet tellement ça a été repris et déformé par tout le monde.
Le vrai combat est sur le terrain des entreprises ou celui des particuliers ?
Si on regarde nos études, ce qui pèse le plus lourd en terme d’impact ce sont les particuliers. Il faut donc se focaliser sur les consommateurs car c’est là qu’il y a le plus à faire concrètement. Mais on ne peut pas décider de choisir soit l’un ou soit l’autre. L’entreprise en tant que telle ne nous intéresse que peu au final sur ces sujets. En revanche les entreprises numériques, celles qui conçoivent et réalisent des services numériques qui sont consommés par les particuliers doivent absolument être mises dans la boucle. Car pour qu’un consommateur lambda puisse conserver son smartphone plus longtemps, il faut qu’il ait à sa disposition les mises à jour de sécurité et liées aux systèmes d’exploitation du smartphone ou de l’ordinateur. Sinon il ne peut rien faire. Donc il faut que les acteurs du numérique fassent leur part. Il faut agir au niveau des consommateurs et citoyens en les informant, et en changeant les habitudes de consommation. Mais on ne peut pas le faire sans l’industrie du numérique. Si un service numérique est trop obèse pour faire fonctionner normalement un ordinateur par exemple, le consommateur n’a pas la main. Il faut cette prise de conscience pour que les consommateurs aient envie d’agir. Donc les actions concernent les deux côtés, le consommateur et l’industrie du numérique.
Contraindre cette industrie du numérique serait la solution ?
On peut contraindre sans forcément taper. On peut orienter, on peut pousser dans un sens. La contrainte peut être graduelle. Par exemple avec les systèmes de bonus / malus, un allongement de la durée de garantie, favoriser le réemploi… Les industriels peuvent choisir leur modèle, c’est à eux de choisir s’il veulent intégrer du réemploi dans leurs propres équipements. Les solutions on les connait, et cela fait 10 ans qu’on se bat pour les mettre en pratique. Mais notre parole est compliquée à faire entendre car peu de personnes comprennent réellement le sujet.
Il faut donc absolument former aux impacts du numérique dès le plus jeune âge.
Que manque t-il alors pour agir concrètement ?
La formation. Il faut apprendre cela dès le plus jeune âge à l’école. La nouvelle génération est complètement accro au numérique, et est au final la moins au fait des réels problèmes du numérique. On s’est forcément loupés quelque part au niveau de la formation et de l’éducation au sens large sur ces sujets. Il faut donc absolument former aux impacts du numérique dès le plus jeune âgeles enfants, collégiens, lycéens et étudiants. En commençant par l’addiction à ces outils. Puis cela passe par la formation des ingénieurs et de tous les métiers qui font et accompagnent cette industrie. Si cela est mis en place correctement, nous avons une bonne chance d’avoir un effet positif dans les prochaines années. Mais de la même manière, quand on leur propose de mettre en oeuvre ces mesures d’éducation, les politiques ne s’emparent pas du sujet. Du côté de l’éducation on a beaucoup de mal à insuffler la dynamique.
Qu’en est-il des autres pays, sont ils plus avancés sur le sujet ?
Nous sommes les plus avancés en France. Et de loin, on est vraiment une pépite du numérique responsable. Notre mix énergétique étant bas carbone et peu émetteur de GES. Pour aller chercher de la performance environnementale et réussir à tout de même réduire les impacts du numérique, nous avons été obligés de penser cycle de vie et analyse multicritères plus rapidement et de manière plus structurelle que dans les autres pays. De ce fait on a développé une expertise sur ce sujet en France. Mais tant qu’on n’aura pas une approche globale des impacts environnementaux du numérique, on passera à côté du sujet.