Depuis de nombreuses années, Barcelone et les villes environnantes sont sujettes à une pollution de l’air en perpétuelle augmentation. La capitale catalane est victime notamment, à l’instar des grandes métropoles, d’une pollution aux particules fines et au dioxyde d’azote, avec des pics de saturation de plus en plus fréquents. L’Agence de santé publique locale montre que cette pollution est à l’origine d’environ 1000 morts par an dans la ville, soit plus de 7% des morts naturelles, pendant que d’autres études avancent même le chiffre de 3500 décès par an liés à la pollution de l’air.
Une autre nuisance pour la santé régulièrement dénoncée par les habitants sévit dans les rues barcelonaises, celle de la pollution sonore. Elle atteint en moyenne 66.5 dB(A), soit bien plus que les recommandations de l’OMS en la matière, qui sont de 53 dB(A).
Et dans les deux cas, une même cause : le trafic routier, jugé comme bien trop dense au cœur de la ville avec 7 000 véhicules par km carré et 60% de l’espace public dédié à la voiture. Il était devenu nécessaire pour la municipalité d’améliorer les conditions sanitaires, environnementales et sociétales de ses habitants.
Elle a donc réagi au début des années 2010 en réfléchissant à un nouveau plan de mobilité urbaine dans le but, entre autres, de diminuer le trafic routier de 21%. Figurent dans ce plan de nombreuses mesures telles que l’expansion du réseau de transports en commun, la mise en place d’un prix commun combinant stationnement de son véhicule privé et titre de transport en commun, ou une meilleure gestion des places de stationnements. Mais une des mesures phares du plan est le déploiement d’un modèle encore méconnu jusqu’ici, celui des “super ilots” (superilles en catalan, supermanzanas en castillan, ou encore superblocks en anglais).
Le but est de limiter très fortement le trafic routier et la présence de véhicules au sein de mini quartiers (les super îlots), d’en faire un espace public en partie repris aux voitures donc, d’y multiplier les espaces verts, et ce afin d’améliorer la qualité de vie des personnes et d’intégrer plus de biodiversité en ville.
Les super-îlots, ou comment redéfinir l’urbanisme
Au sein d’un super ilot, la circulation reste autorisée mais est limitée à 10 km/h. Et il n’est plus possible de le traverser (grâce à l’obligation de tourner deux fois à gauche). Le stationnement en surface est banni, seules les places de parking en souterrain ou dans les bâtiments sont autorisées. L’espace y est donc quasi entièrement piétonnier, le trafic étant repoussé sur les rues bordant l’îlot.
On doit cette invention à l’ancien directeur de l’agence d’écologie urbaine de Barcelone Salvador Rueda, qui s’est inspirée de différentes expériences menées un peu partout à travers la planète, et qui a appliqué le modèle à Barcelone.
Testé pour la première fois en 1993 dans le quartier d’El Born, il aura fallu attendre 30 ans pour qu’il soit déployé ailleurs et pleinement intégré aux plans d’urbanisme, sous l’égide de la maire progressiste Ada Colau. Il existe à date 6 super ilots situés dans 5 quartiers de la ville , et pas moins de 120 intersections en tout ont été identifiées par la Mairie comme pertinentes pour déployer le modèle. Avec la mise en place complète, la surface gagnée serait de 23 hectares pour les intersecterions, et les zones piétonnes passeraient de 74,5ha à 750ha dans la ville.
Ainsi, on rééquilibre la priorité donnée aux modes de déplacement doux et durables, comme la marche à pied ou le vélo. La santé publique et l’environnement sont directement améliorés avec cette forte contrainte du trafic routier. Mais les super îlots ne se limitent pas à un strict enjeu de pollution et de mobilité. Et c’est peut être cela le plus intéressant.
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Mixité d’usages et réappropriation de l’espace
Les super îlots adressent en effet des enjeux plus vastes qui intègrent les dimensions du bien être, du vivre ensemble, du meilleur partage de l’espace public, de la création de liens ou d’échanges entre communautés. Bref, ce qui nous définit aussi en tant que citoyen.
Sans voitures qui circulent ni voitures garées, il est possible de concevoir l’espace public différemment : les intersections et les rues offrent un espace important qui peut être aménagé différemment avec des parcs, des bancs, des tables de pique nique, des aires de jeu, des jardins… Libre à chaque quartier de créer son atmosphère nouvelle. C’est aussi cela les super îlots, se réapproprier l’espace. En redéfinissant ainsi les codes de l’espace urbanisé en vue d’améliorer la qualité de vie en général, les super îlots se présentent comme une des bases de l’urbanisme de demain.
Les projets pilotes ont traversé des zones de turbulences lors de leur mise en application, en particulier la Superilla del Poblenou, un quartier populaire de Barcelone. Le manque de dialogue et de communication avec les habitants a failli faire capoter l’opération. Le quartier avait été transformé et réorganisé du jour au lendemain, sans prendre le temps d’expliquer les finalités de l’opération aux riverains. Ce qui avait considérablement surpris et déboussolé ces derniers, entraînant une incompréhension et un rejet. Mais depuis, partie prenante du projet, ils ont pu constater les bienfaits de pouvoir réinvestir les rues. Et c’est un succès.
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Une réelle transformation des quartiers et des résultats
Les enseignements ont été tirés de cette expérience, et la concertation avec les riverains a été établie comme primordiale pour une bonne implémentation, et pleinement intégrée dans le processus.
Dans le super îlot de Sant Antoni, la Municipalité a pu noter que la pollution de l’air avait été réduite d’un tiers concernant le dioxyde d’azote, et de 4% pour les particules fines (PM10). La circulation du trafic a elle été réduite de 82% dans la Carrer del Comte Borrell, pour 28% de piétons en plus. Par ailleurs, dans le vaste quartier de l’Eixample, 21 rues vertes et 21 nouvelles places sont en cours de création, pour un total de 33 km de rues. Au final, le quartier gagnera 33,4 hectares de nouvelles zones piétonnes et 6,6 hectares d’espaces verts urbains.
Autres résultats encourageants au cœur du super îlot de Poblenou : la surface des espaces verts a doublé alors que celle pour les piétons a gagné 13ha. Le nombre de commerces locaux a grimpé de 30% pendant que le trafic automobile baissait lui de 58%, et la pollution sonore en journée diminuait de 5 décibels. D’ailleurs le Prix européen de l’espace public urbain été décerné au quartier en 2018.
De son coté, l’Agence de santé publique de Barcelone (ASPB) a indiqué que le programme avait globalement entraîné une baisse de 25% des niveaux de dioxyde d’azote au sein des super îlots. Mais également qu’une augmentation jusqu’à 17% avait pu être mesurée dans les rues bordant certains îlots.
La transformation progressive des quartiers été rendue possible grâce aux techniques de l’urbanisme tactique, qui se définit par un ajustement modulaire (et souvent transitoire) de l’espace public, en vue de l’adapter et le mettre en phase avec les nouveaux usages. L’espace public a pu être ainsi aisément modifié, revalorisé, végétalisé, re-décoré, et rendu aux habitants qui ont à présent en bas de chez eux la rue comme espace d’expression, de loisirs et de détente.
L’urbanisme tactique a également l’avantage de ne pas couter cher à la Municipalité, qui maitrise ainsi ses dépenses. On estime qu’un projet coûte le dixième de ce qu’aurait coûté un projet classique de réaménagement. 38 millions d’euros seront investis dans les aménagements du quartier de l’Eixample. Rueda déclarait même en juin dernier dans la revue The Overview, qu’un budget de 300 millions d’euros était suffisant pour mettre en place le projet global des 503 super ilots.
A date, 11 nouveaux projets sont prévus dans les prochaines années. La modernité de ces projets obtient généralement des financements comme celui de la Banque Européenne d’Investissement, qui soutient l’atténuation et l’adaptation au changement climatique.
Éviter la gentrification
Cependant, des voix se sont élevées contre ces super îlots. Un des arguments était que le trafic s’en retrouverait densifié sur les axes qui restent ouverts au trafic. Les équipes de Rueda du projet ont calculé qu’une baisse de la part modale voiture de 13% était suffisante pour atténuer le report du trafic sur les axes principaux.
Afin de proposer des alternatives solides à la voiture, l’offre de transports en commun doit répondre de manière optimale à la demande, et les mobilités douces doivent être grandement encouragées. C’est en ce sens que les super ilots font partie intégrante du plan de mobilité urbaine, et inscrits dans une réflexion globale. Ainsi la municipalité a procédé à une refonte intégrale des parcours des transports publics et des voies cyclables.
Un autre risque pointé du doigt est la gentrification de ces zones nouvellement piétonnes, ainsi que la possible envolée des prix. Mais la municipalité a dégainé l’artillerie lourde pour contrer ces phénomènes observés dernièrement dans les quartiers en phase de réhabilitation des métropoles. Les permis de construire ont tout simplement été suspendus et les commerces ne peuvent changer d’activités. Cela permet de limiter l’implantation de bars ou de restaurants en lieu et place des commerces de proximité. Par ailleurs, les super îlots se déploient à l’échelle de la ville dans des quartiers différents et résidentiels, pas dans des zones avec boutiques courues par les touristes, ou au coeur de quartiers déjà avantagés.
Des modèles de villes sans voitures amenés à se déployer ?
Le programme Superillas de Barcelone a donc de sérieux atouts à faire valoir, atouts qui semblent se confirmer à mesure qu’il se déploie en ville. De quoi donner des idées aux autres villes qui cherchent elles aussi des moyens tangibles pour améliorer leur durabilité, mixer les usages et rendre l’espace public aux habitants.
Le modèle barcelonais est d’ailleurs scruté de très près, comme l’a confirmé en Mme Colau en octobre dernier, lors du C40, le Sommet des Maires de Buenos Aires, indiquant avoir partagé le modèle des Superillas avec plus de 250 villes ayant fait preuve d’intérêt. Los Angeles, Bogota, Vienne, Berlin ou Rotterdam pour ne citer qu’elles, sont soit en phase d’étude de faisabilité, ou ont même déjà commencé les expérimentations.
Plus près de Barcelone, après avoir déployé une ceinture verte en périphérie de la ville, Victoria Gasteiz a récemment déployé un super ilot dans en son centre. Sur un modèle similaire, Pontevedra est un exemple de ville qui a réussi à bannir la voiture depuis 20 ans, pour le plus grand bonheur de ses habitants.
Ces types de projets sont une nouvelle façon d’envisager la ville et reposent sur une volonté politique. Ils induisent une lourde transformation de l’espace public devant intégrer de nombreux paramètres et être adaptée aux spécificités locales. Ils doivent nécessairement être insufflés au sein d’une vision globale de la ville, pensée en amont et planifiée à long terme.
Sources :
https://theoverview.art/superblocks-barcelona-blueprint-for-the-livable-city-of-the-future/
https://projeturbain.net/2021/04/20/le-superblock-retour-sur-une-experience-radicale-de-transformation-de-la-ville/
https://ajuntament.barcelona.cat/superilles/en
http://prod-mobilitat.s3.amazonaws.com/PMU_Sintesi_Castella.pdf
https://www.cerema.fr/system/files/documents/2022/02/06-j.goula_.mejon-les-superilots.pdf