Fondée en 1993 par Élisabeth Laville, UTOPIES est la première agence indépendante et think-tank en France sur l’accompagnement des entreprises et des marques qui placent le développement durable au cœur de leur stratégie – et l’un des tous premiers dans le monde. Les Horizons donne aujourd’hui la parole à UTOPIES dans le cadre d’une série d’articles prospectifs qui doivent nous aider à saisir ce que pourrait être le monde de demain, en 2035.
Nous sommes en 2035…
Au sortir de la crise sanitaire de 2020 qui a mis en lumière la fragilité de son modèle économique et ses limites environnementales (tant climatiques que matérielles), la France a engagé un plan de relance ambitieux, à même de créer de nouveaux emplois et d’engager la transition écologique des secteurs essentiels de son niveau de vie.
Les premiers effets de cette politique de « relance par le local » se sont faits sentir dès 2025, avec de nouvelles dynamiques économiques portées à l’échelle des régions et diffusées jusqu’aux communes, dans le secteur de l’alimentation, mais également de la construction, de l’électronique, de la santé et de la mobilité.
Justifié, s’il en était encore besoin, par la crise climatique et ses effets sur les ruptures des chaînes d’approvisionnement mondiales, ce mouvement a pris de l’ampleur dès 2030, porté par des politiques européennes et mondiales visant à mieux équilibrer les échanges de biens et de services sur plusieurs échelles (régionales – nationales – continentales et mondiales), avec à la clé l’objectif d’une plus grande souveraineté des territoires sur les produits essentiels.
… Et le local est le principal moteur de la prospérité nationale
Longtemps ignoré par les politiques de développement économique, l’importance de l’effet multiplicateur local, ou la capacité d’un territoire à faire circuler et se développer la richesse en son sein, est désormais reconnue et érigée en priorité. Les régions sont les chefs de file de plans de développement locaux ambitieux, qui se donnent le double objectif du développement économique – création d’emplois, diversification de la production, meilleure autonomie – et de la transition écologique – préservation du capital naturel, neutralité climatique, circularité de la matière…
Les filières locales privilégiées sont celles qui étaient à l’origine des principales dépendances des territoires aux importations internationales, et in fine, de leur vulnérabilité : machines et équipements, produits électroniques, pharmaceutiques, industrie textile, alimentation… Ces filières se sont (re)développées localement grâce à une coopération inédite entre les pouvoirs publics locaux et les acteurs économiques. Désormais, les entreprises, des PME aux grands groupes, se regroupent pour investir dans des outils industriels communs, collaborent sur des projets d’écologie industrielle et de développement des compétences, en faisant le pari de synergies jusqu’alors inexplorées !
Les politiques foncières engagées dans le cadre de la Loi Climat de 2021 ont permis le retour de la fabrication dans les territoires
Les filières locales se sont ainsi rapidement diversifiées en dix ans, de façon différenciée selon les profils des territoires, en suivant le principe de la résilience productive. Plutôt que de partir d’une page blanche, les acteurs sont partis de leur savoir-faire et des outils industriels disponibles localement, en se lançant dans des « sauts productifs » visant à fabriquer les produits dont le développement était le plus simple ou le plus opportun à partir de leur tissu économique actuel.
On ainsi vu des collaborations naître entre les acteurs des filières agricoles et ceux de la papeterie pour développer des alternatives au packaging plastique, des synergies inédites entre les produits biosourcés et la chimie fine ou la santé, le développement de hubs innovants de recyclage régionaux ou encore la diffusion de micro-unités de recyclage, à l’image de l’entreprise MTB, pionnière du « plug and play » dès 2018.
L’action publique est au cœur de cette dynamique : le métier de développeur économique a été repensé, de sorte que, plutôt que de parier sur des politiques d’attractivité captant la richesse de l’extérieur, il joue désormais un rôle d’animateur et de catalyseur « sur le terrain ». Les politiques foncières engagées dans le cadre de la Loi Climat de 2021 ont permis le retour de la fabrication dans les territoires, en exploitant les friches foncières et en adoptant des démarches d’urbanisme circulaire – intensification des usages, transformation des bâtiments existants, recyclage des espaces déjà urbanisés…
Développements économique et urbain vont désormais de pair, et permettent l’émergence de « grands territoires » au métabolisme plus résilient, réinventant le concept des « biorégions » né dans les années 2010.
Les filières locales privilégiées sont celles qui étaient à l’origine des principales dépendances des territoires aux importations internationales
Les entreprises innovent pour et par le local
Mieux ancrées localement, en lien avec les autres acteurs économiques, la société civile et les acteurs publics, les entreprises (et a fortiori les grands groupes) ont désormais des stratégies de développement et des modèles économiques régionaux, qui s’adaptent aux ressources et aux besoins spécifiques de leurs différents territoires d’accueil.
Dans la lignée des entreprises innovantes des années 2020, comme le fabricant de jeans « made in France » 1083, qui mettait les filières d’approvisionnement local au cœur de son offre, ou encore de Local Motors, qui combinait une R&D globale participative et une production à la demande via ses micro-usines locales, les modèles économiques s’ancrent toujours plus dans les territoires : investissement dans des filières locales d’approvisionnement, circuits de production et de réparation de proximité, communautés d’usagers locaux…
Les régions sont les chefs de file de plans de développement locaux ambitieux
Signe d’une résonance du local dans les raisons d’être et dans les stratégies d’innovation des marques, les partenariats entre les entreprises et les territoires se multiplient, suivant l’exemple de Novo Nordisk qui, avec son programme « Cities Changing Diabetes » engageait en 2014 la prévention du diabète et de l’obésité urbaine, en s’associant aux acteurs publics et de la santé dans 32 grandes villes internationales, pour promouvoir la pratique sportive et le changement des comportements alimentaires.
Ces partenariats proposent de nouvelles formes de coopérations pour relever des défis sociétaux, tels que la préservation de la santé, l’accès aux soins, aux mobilités décarbonées, à l’art ou encore aux espaces de nature.
Le défi climatique a progressivement mobilisé l’ensemble de l’industrie et des services, et a entraîné leur mutation
En parallèle, le défi climatique était au cœur des programmes de développement économiques des régions dès 2021 et les premières mesures ont permis le développement rapide de filières ENR véritablement locales – en mobilisant les compétences et les outils industriels français dans les métaux, l’électronique, les filières de chimie plastique, le recyclage…
Se sont développées en même temps les filières des maîtrise de l’énergie, dans l’industrie et l’économie circulaire, et dans le BTP, avec la priorité donnée à la rénovation et la transformation du bâti existant. Le défi climatique a progressivement mobilisé l’ensemble de l’industrie et des services, et a entraîné leur mutation : plans de formations, reconversion, investissements massifs dans de nouveaux outils industriels ont permis de développer une « nouvelle économique climatique » sur les territoires, au cœur des stratégies régionales, et de donner un nouveau souffle à l’emploi, mis à mal au sortir de la crise sanitaire des années 2020.
L’alimentation a retrouvé le goût des terroirs
Le grand plan de souveraineté alimentaire lancé il y a 10 ans a permis de redessiner en profondeur la géographie de notre alimentation. La compréhension de la fragilité de notre modèle alimentaire a entraîné le développement de filières locales et nourricières, sur les cultures essentielles, qui constituent désormais une part importante de nos assiettes : fruits et légumes, céréales et légumineuses, produits laitiers, mais également les filières auxiliaires nécessaires au fonctionnement des exploitations (production d’énergie via la biomasse, filières d’équipements agricoles, alternatives aux intrants de synthèse…).
Les filières alimentaires se sont rapidement déconcentrées, grâce à une coopération renforcée entre les agriculteurs, les industriels de l’agro-alimentaire et les circuits de distribution, ce qui permet de garantir une production en grande partie locale, du champ à l’assiette.
Les exploitations sont désormais plus nombreuses, et de plus petite taille, ce qui a permis de trouver un meilleur équilibre entre la production nourricière et la production à grands volumes et à visée d’exportation
Ces nouveaux circuits alimentaires se sont développés pour partie via des plateformes digitales, permettant la mise en réseau des acteurs BtB et BtC, et ont modifié en profondeur le modèle logistique des territoires. Les exploitations sont désormais plus nombreuses, et de plus petite taille, ce qui a permis de trouver un meilleur équilibre entre la production nourricière et la production à grands volumes et à visée d’exportation.
La recherche agronomique a développé des semences et des cultures adaptées au climat de chaque région, qui sont capables de résister aux épisodes désormais plus fréquents de stress climatique (sécheresse, canicule, gel…). Le plan de sauvetage des agriculteurs, initié en 2025, a permis de revaloriser ce métier précaire en garantissant un minimum salarial à la hauteur des questions de sécurité alimentaire nationale.
L’autonomie alimentaire des aires urbaines est ainsi passée de 5 à 20% en moins de 15 ans.
De nouveaux contrats tripartites se sont développés, sur des temps longs, entre les producteurs, les acteurs de la transformation et de la distribution, permettant d’engager la transition écologique des exploitations tout en garantissant une meilleure rémunération des agriculteurs et une augmentation de leur capital. Les investissements générés ont permis de diversifier les productions (polycultures, élevage, énergie…) et d’investir dans des outils de transformation à la ferme, la plupart étant des unités micro et mobiles, mutualisées : production de yaourts, de glaces, conserverie, production de farine et de pâtes… L’autonomie alimentaire des aires urbaines est ainsi passée de 5 à 20% en moins de 15 ans.
Nous en sommes en 2035 et notre modèle économique a pris une toute nouvelle dimension depuis 15 ans. Ce « retour au local » a révolutionné notre rapport à l’énergie, à l’alimentation, aux ressources naturelles et à nos paysages. Nos économies sont désormais bien vivantes, elles sont aussi variées que les territoires qui les accueillent, et se renouvellent continuellement pour repenser la prospérité à l’aune des défis du XXIème siècle.
Rédaction : Annabelle Richard, Directrice Conseil économies locales durables chez Utopies
Illustrations : Pamela Karam – Utopies