Changer d’imaginaire pour changer le monde : c’est ce que nous vous proposons avec cette rubrique « L’utopie est à l’horizon ». Une série d’essais et de mini-fictions qui décrit le monde tel que nous le souhaitons dans deux ou trois décennies. Dans cet épisode, découvrez l’histoire d’Edouard Vaudour qui, dans les années 2030, développe en France des méthodes de cohabitation avec les animaux sauvages favorisant la création d’activités économiques basées sur la nature.


À vol d’oiseau


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Édouard Vaudour a toujours été fasciné par les rapaces. Avant même l’époque des Grandes Randonnées – un programme pour la jeunesse mis en place par le gouvernement au début des années 2030 – le garçon qu’il était se prit de passion pour cette famille d’oiseaux, sans distinction aucune : buses, gypaètes, faucons, chouettes, percnoptères… Il occupa son adolescence à vouloir tout savoir d’eux : les secrets de leurs vols, de leurs piqués, le mystère de leur puissance mêlée de légèreté. Il connut vite les spécificités de leur morphologie, les pointes caractéristiques de leurs becs, la courbure de leurs serres, l’acuité de leur vue ; et s’enthousiasma de la lente évolution du regard des humains sur eux qui, en quelques années, les ont fait passer de nuisibles à espèces protégées. 

À l’époque où sa passion émergea, Édouard était encore pensionnaire à l’internat d’Itxarru, sur la côte basque. Un gros bâtiment gris comme le ciel de la région et battu par les vents d’un arrière-pays inconnu. Envoyé là par ses parents à la rentrée 2028 pour qu’il puisse évoluer loin de la misère des villes, sa tristesse fut d’abord insondable… jusqu’à découvrir les oiseaux. Il leur enviait leur force tranquille, leur air, leurs vols souverains. Dieu qu’il aurait aimé être des leurs. D’ailleurs, son nom ne le prédestinait-il pas à les rejoindre ?

Guetter le passage d’un milan ou d’une buse au-dessus du pensionnat devint alors sa passion, et le jeune homme occupa le plus clair de ses sorties à repérer les indices d’un nid sur le flanc d’une falaise ou attraper l’éclat d’un plumage à la tombée de la nuit. Oubliés, camarades moqueurs, professeurs autoritaires et cantinières bourrues, seuls l’apaisaient les huissements des buses et les glatissements des aigles qui fendaient l’azur comme le soleil crève les nuages.

Au sortir du pensionnat, il ne revit jamais la plupart des camarades avec lesquels il avait pourtant passé la majeure partie de sa jeune vie. S’il finit par faire l’acquisition d’un metav’Access – appareil portatif d’accès au metaverse – jamais il ne proposa à aucun d’entre eux d’entrer dans sa bulle. Tous partaient pour des études à l’étranger, suivant le modèle d’un programme Erasmus galvaudé, que les deux siècles passés avaient érigé en idéal, dont tous leurs parents raffolaient. Aucun ne lui donna de nouvelles non plus. 

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De son côté, Edouard entreprit à l’été 2030 un grand voyage vers l’Italie, et plus exactement vers la région des Abruzzes. Pionniers en Europe, les habitants du territoire avaient vite développé, dès la fin des années 2010, une approche novatrice en termes d’occupation du territoire et de cohabitation interspécifique. Découverte par le jeune homme en classe de terminale, cette discipline faisait de la coexistence entre les espèces un objectif central garant de la résilience des ressources et des activités économiques mais aussi d’un climat social apaisé. Cette éthique fascina Edouard et le spectaculaire rebond des populations de vautours fauves dans cette même région acheva de le convaincre d’y poursuivre sa formation. 

Le plateau du Fucino, une grande plaine agricole entourée de montagnes, finissait tout juste sa mue entamée plus d’une dizaine d’années auparavant lorsqu’Edouard y posa les pieds. La mosaïque de champs en monoculture s’y était progressivement transformée en une kyrielle de parcelles cultivées en agroécologie et émaillées de corridors de biodiversité, de zones humides et de forêts de hêtres. Le Fucino était une véritable école d’agroécologie ayant connu son principal essor au début de la décennie 2030, et dont les pratiques « diplomatiques » visant à cohabiter avec les non-humains se sont diffusé partout en Europe.

Dans les montagnes avoisinantes, les conflits d’usage entre les espèces animales (ours, loups, ongulés sauvages, etc.) et les éleveurs , au terme d’un long travail d’accompagnement, d’évolution des pratiques et de création de corridors de coexistence, s’y sont faits de plus en plus rares. Le travail ciblé au sein de ces corridors écologiques reliant différents habitats naturels afin de faciliter le déplacement des populations animales (sécurisation, préservation des ressources alimentaires dans les zones sauvages, etc.) avait notamment permis de réduire les incidents et les frictions homme/animal et de valoriser la présence de certaines espèces emblématiques sur le territoire (sentiment d’appartenance, développement d’activités économiques, etc.).

Les Abruzzes devenaient ainsi progressivement un cas d’école de la coexistence interspécifique en Europe, mais aussi des activités économiques novatrices qui y sont associées. Ainsi, en 2027, y a été créé le premier incubateur européen dédié aux économies « basées sur la nature », dont la première promotion couplait entreprises de tourisme durable, valorisation du potentiel de stockage de carbone des écosystèmes forestiers, recours à la diplomatie « animale » pour faciliter le pâturage naturel et organisations agroécologiques. 

Exigeantes et passionnantes, ces années de formation italienne ne furent pas de tout repos pour Edouard, qui dû jongler entre l’apprentissage des techniques d’agroécologie via le programme d’aide obligatoire aux agriculteurs ; mais aussi une formation aux méthodes de diplomatie non-humaine comme l’usage de crottes de loup pour protéger les troupeaux et un job étudiant dans une osteria d’Avezzano. Au terme de trois années éprouvantes, il se lança pourtant avec enthousiasme dans une thèse sur un de ses sujets de prédilection : « Évolution des perceptions des populations de vautours fauves et de gypaètes barbus entre 2025 et 2030 ». 

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En fermant la porte de son bureau, Edouard se félicita : « Encore un lynx aperçu dans le corridor de coexistence sud ! ». Voilà deux mois qu’il était rentré des Abruzzes pour s’installer à Olette, dans les Pyrénées, avec la mission de renforcer sur place « la coexistence interspécifique et les modèles économiques basés sur la nature ». À la faveur de la réglementation européenne de coexistence de 2032, aussi connue sous le nom de Traité Gomez (du nom de son référent) et de l’ambition associée de développer des corridors de coexistence à l’échelle du sous-continent européen, un nombre croissant de territoires cherchait ainsi à renforcer continuités écologiques (terrestres et aquatiques), populations d’espèces clés de voûte (grands carnivores, charognards, etc.) et activités entrepreneuriales associées.

Edouard avait accepté la proposition du conseil départemental des Pyrénées Orientales, enthousiasmé à l’idée de développer dans cette région un modèle auquel il croyait tant. Un poste sur mesure pour lui, entre suivi des populations d’espèces dans les corridors et dans les cœurs de parc (zones à fréquentation humaine restreinte), coordination du laboratoire pionnier de biomimétisme et gestion du programme de formation des entrepreneurs et des acteurs locaux. 

Ses premières semaines de travail avaient été pavées de bonnes surprises : ici aussi, dans cette région qu’il pensait connaître, les mentalités ont changé. Une nouvelle génération d’agriculteurs, d’éleveurs et de biocarboneurs (un nouveau métier apparu en 2028 visant à assurer la bonne gestion des crédits carbone et de la biodiversité sur le terrain) a déjà recours aux méthodes de cohabitation interspécifiques, et la présence du loup comme de l’ours ne sont plus remises en question. Les entreprises locales aussi ont évolué : le pâturage intégral et la séquestration du carbone se sont développés aux côtés du tourisme de nature, qui fait désormais la part belle à l’observation du vivant. Nombreux sont les vacanciers, les salariés ou les écoliers qui viennent tout au long de l’année apprendre à identifier des traces, des crottes, des chants d’oiseaux, ou passer une soirée dans la forêt pour mieux sentir et comprendre les nombreuses altérités avec lesquelles nous partageons l’espace.

D’ailleurs, un groupe vient cette après-midi pour un des ateliers phares proposés par le conseil départemental : « Apprendre à voir en milieu non urbanisé ». Edouard a prévu un atelier de comptage des nids de vautours fauves sur les falaises. On ne se refait pas.

Les semaines suivantes ont été plus pénibles : derrière les éleveurs enthousiastes, de nombreuses voix restent réfractaires à l’envahissement de « leurs montagnes » par des « techniques de conservation douteuses ». Et, bien que les grandes entreprises françaises aient fait évoluer de façon notable leurs modèles économiques et leurs activités pour limiter leurs impacts sur les écosystèmes (dans le sillage de la réglementation européenne de 2027 rendant obligatoire la mesure d’impact biodiversité et la réduction significative de cette dernière, à l’instar des émissions de GES), Edouard découvre, en discutant avec les salariés qu’il forme, que les chaînes de valeur associées, ancrées dans des pays qui paraissent lointains, ont encore des impacts négatifs bien réels sur la biodiversité. Ici ou ailleurs, Edouard se rend compte qu’il reste beaucoup à faire pour créer un modèle durable et global de coexistence interspécifique. 

Aussi, si le regard sur le vivant change, les pratiques de cohabitation ne coulent pas toujours de source et Edouard se décourage parfois. Certains arguments, comme le fameux « on-a-déjà-assez-à-faire-pour-les-hommes-pourquoi-prioriser-les-bêtes« , le désespèrent. Il aimerait partager la joie qui l’anime quand il voit le même territoire traversé par le lynx, aperçu ce matin dans l’œil des pièges photographiques, les bergers, les randonneurs et les entrepreneurs. Il aimerait faire comprendre à tous combien l’espace, au même titre que l’eau, le bois et le sable, est aujourd’hui une ressource limitée et que le partager, en cohabitation avec nos nombreux voisins, apparait pour lui comme la seule façon de faire monde.

D’un soupir, il éteint son ordinateur : les choses ne vont jamais aussi vite qu’espéré mais il sait qu’un archipel toujours plus large d’acteurs, d’entrepreneurs, de scientifiques et d’artistes – vaste réseau dans lequel il s’inscrit – travaille chaque jour à faire évoluer les rapports au monde vivant et les pratiques associées. Avant de fermer la porte de son bureau, il attrape sur son bureau le livre favori de sa fille, un classique de la littérature jeunesse qu’elle lui réclame quasiment tous les soirs : « La petite fille, le vautour fauve et le gypaète barbu ».