Changer d’imaginaire pour changer le monde : c’est ce que nous vous proposons avec cette rubrique « L’utopie est à l’horizon ». Une série d’essais et de mini-fictions qui décrit le monde tel que nous le souhaitons dans deux ou trois décennies. Dans cet épisode, découvrez l’histoire d’Eva, une jeune italienne – synergiste de métier – qui revient sur La Catastrophe, l’évènement majeur qui a fait basculer sa vie et celle de toute une ville en 2034.

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 Face A – Faire avancer les consciences 

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Le 7 octobre, à 7h02. Intérieur nuit, ou presque. Une main s’écrase sur le snooze du Super-Phone qui allume un halo bleu. La jeune femme baille, plisse le front, râle un peu. Un premier rayon s’infiltre dans la chambre, trouve le chemin de ses yeux. Sept heures trois. Comme chaque matin, le jour se lève avant Eva.

L’Italienne roule au pied du lit. Au contact des lames du parquet, le thermo-sol – un outil de mesure ultra-sensible des besoins de chaque pièce – enclenche la douche et la théière. La voix de synthèse au timbre chaud murmure : « Ciao, Eva », puis travelling arrière. Eva Gigliotti habite un deux-pièces assez mal insonorisé, au 28ème étage d’un des gratte-ciels réhabilités du Lavoro, l’ancien quartier d’affaires ; ou tout du moins de ce qu’il en reste.

C’est un peu loin du centre historique, vero, mais les cœurs de ville ont pas mal bougé ces dix dernières années. Si la zone a longtemps eu mauvaise réputation, le prix du mètre carré lui évite d’avoir à se fader la cohabitation ad vitam aeternam avec les sœurs de sa mère, ce qui est loin d’être le lot d’une majorité de jeunes de sa génération. « C’est déjà ça », se figure-t-elle en pressant le snooze de son réveil pour la seconde fois. 


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7h23. À sa fenêtre, sa myopie ne lui permet de distinguer qu’une tâche verte et floue. Eva frotte ses paupières, plisse les yeux, et la tâche retrouve ses contours. Son vis-à-vis est une forêt. Ou presque. Comme chaque matin, la skyline de son quartier lui procure un véritable sentiment de fierté. Elle vaque un temps à ses pensées, repense aux heures passées à la BU à les étudier, ces forêts, puis jette un regard circulaire sur ce qui a pu être réalisé. Dix minutes passent. Du thermo-sol, la voix de synthèse lui signifie qu’elle arrivera – pour la 122ème fois depuis le paramétrage – en retard à son travail. Branle-bas de combat. La voix tient les comptes. Douche minutée, habillage chronométré, brossage des dents expédié, maquillage, ascenseur, check-maquillage (rien sur les dents) – ouverture des portes, et dehors. 

7h46. Le pas pressé, Eva sort du lobby de la tour ProTex. À l’origine, ce gratte-ciel était l’un des dix silos phare de la zone. Un vrai bijou d’architecture, tout de verre et d’acier, qui accueillit pendant plus de trente-cinq ans le siège social d’un géant de la fast-fashion contraint à une délocalisation forcée fin 2027. Une sentence qui fit suite à un boycott d’une agressivité sans précédent, à l’origine organisé sur Tik-Tok par une génération de millenials.

Dans les coulisses de l’Occident, un subtil point de bascule s’opérait, lentement mais sûrement ; un tipping point que rien ni personne ne pouvait arrêter

Cette jeunesse exigeait, de likes en commentaires, de ne plus contribuer par son argent de poche à l’exploitation d’enfants, dont pas un seul ne rit. Non, plus un salaire n’irait exploiter ces petits corps enchaînés dans les caves d’on ne sait trop quel sweatshop d’Asie, quand ce n’était pas un camp de travaux forcés administré par un État autoritaire. Dans les coulisses de l’Occident, un subtil point de bascule s’opérait, lentement mais sûrement ; un tipping point que rien ni personne ne pouvait arrêter.

7h52. Aujourd’hui, le chemin parcouru dans la société d’Eva s’observe partout. Même à l’échelle de son immeuble. Accrochée à chaque balcon, la nature fait déjà mine d’avoir repris ses droits. Mieux : en cinq ans de chantiers, les étages impairs de tous les immeubles du Lavoro sont devenus autant de jardins suspendus. Exit les dalles de moquette grise ou bleue, et place aux espaces verts. C’est que le design biophilique a la côte : de potagers en jardinières – sans oublier ni les ruches minimalistes des étages supérieurs, ni le compost général des feu-penthouse – la coutume exige que l’on y cultive désormais aromates et légumineuses entre voisins. Ce qui procure de superbes moments « d’échange-et-de-convivialité » qu’Eva faisait naturellement tout pour éviter. Paraîtrait que « ça crée du lien entre voisins« . Quelle drôle d’idée ! Elle sait déjà de quoi ils vont parler : les façades extérieures qui restent encore à végétaliser. Le syndic a mentionné des micro-algues aux vertus stupéfiantes, mais ça reste en discussion jusqu’à la prochaine réunion de copro, le devis étant, selon certains, exorbitant. 

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Eva demeure l’une des seules de son palier à n’avoir pas souhaité travailler dans la tour ProTex. Ni dans les espaces de co-working du rez-de-chaussée, ni dans les salles de sport ou cinémas attenants, ni dans aucun des trente-deux magasins et restaurants qui composent les dix premiers étages de ce faubourg-bâtiment. La jeune trentenaire ne travaille pas plus pour les familles du haut, étages où l’on ne dénombre pas moins de 300 logements à faible empreinte carbone – soit un taux inférieur à 10% de l’empreinte émise au 31 décembre de l’année de référence – et tous pensés sur le modèle théorisé par la Profesora Karam, sa propre directrice de recherche académique à l’Unito, la célèbre université située à l’autre bout de la ville.

Comment a-t-elle pu finir par habiter là ? Il y a encore quinze ou vingt ans, l’adolescente qu’elle était n’aurait jamais ne serait-ce qu’imaginé passer une soirée dans cette fourmilière, d’ailleurs mal famée sitôt la nuit tombée. Suite à la Catastrophe, l’apprentie urbaniste escomptait à peine revoir ce quartier debout. Vrai qu’à pédaler sur les pistes d’un Lavoro aussi différent qu’il lui est familier, Eva se figure qu’un visiteur venu des années 1980 n’en reconnaîtrait plus l’ombre d’un parpaing. Et ça, c’est en partie grâce au métier qu’elle exerce depuis sa soutenance de thèse, et vers lequel sont grillés les feux de signalisation ce matin. 

Eva est synergiste. Un métier pragmatique, une sorte de réponse aux bullshit job des années 2010. D’abord utilisé comme moquerie contre d’apparents « khmers verts », l’appellation d’eco-professioni est passée dans le langage courant en un rien de temps. Suite d’une première occurrence officielle au sein d’un rapport spécial du Ministero dell’economia e delle finanze en avril 2032, l’expression en vint à définir toute une famille d’activités, aussi portées sur la résilience stratégique de notre planète que sur celle de notre économie. Une famille de cerveaux et de bras qui a su ouvrir de nouvelles voies. Quant à Eva, c’est finalement suite à la Catastrophe de 2034 que s’est développée sa vocation pour ces carrières-là. 

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8 heures, pile. Bientôt trois ans que cette prometteuse urbaniste a été titularisée à la DPTE (Direction Piémontaise pour la Transition Écologique). Synergiste au QI de 130 points, le corps svelte et sculpté mesurant plus d’un mètre quatre-vingt, Eva est la troisième d’une grande fratrie. Plutôt politisée, rarement ponctuelle, elle est installée au vingt-huitième étage de la tour ProTex, un T2 sans balcon exposé Est-Sud-Est. Bientôt deux ans qu’elle y est, autant de temps qu’elle s’y plaît. Elle a emménagé peu après sa réception à l’Ordine delle Sinergie. Un ordre qui mit fin aux CBD hyper-spécialisés, et un point d’honneur à rendre les territoires plus riches de leur diversité. Propale après AO. Contrat après contrat.

Depuis, Eva en est. Synergiste. Un des éco-métiers les plus prestigieux de l’époque, et dont la convention collective remonte à 2038 – soit peu après la promulgation des Lois de Résilience. Un métier à mi-chemin entre le développeur économique et le garde-forestier, le plus souvent exercé par des individus de la génération Netflix. Une génération nourrie à Black Mirror, méfiante d’à peu près tout, solastalgique comme il faut. À l’époque, toute une génération de jeunes blasés et surdiplômés s’était déjà engouffrée dans les métiers dits « du développement durable« , conglomérat plutôt informe d’occupations utiles, et dont le tri se fit sitôt la ratification desdites lois, le second alinéa du quinzième article de la première justifiant de l’existence d’une Chambre de l’Écommerce et de l’Industrie (avril 2036).

À l’époque, toute une génération de jeunes blasés et surdiplômés s’était déjà engouffrée dans les métiers dits « du développement durable« 

Espérant trouver là une quelconque échappatoire au cynisme conséquent à leur intolérable impuissance, et déçus par l’inaction des dirigeants, certains de ces blasés se découragèrent. Beaucoup sombrèrent dans la haine, mais quelques 10% entendirent développer une nouvelle cosmogonie un peu partout sur le Vieux continent. De Lisbonne à Copenhague et de Londres à Saint-Pétersbourg, une manière novatrice de penser le territoire se répandait, une vision qui incluait le Terrestre comme un acteur à part entière de la vie politique, tout en replaçant l’homme à l’échelle du vivant.

Dans son adolescence, Eva appartenait déjà à cette fraction d’Européens enthousiastes. Ce fut l’époque où les alliances entre écoles d’architectes, de Beaux-Arts, de commerce, de politique et d’ingénierie se démultiplièrent. Riches de leur diversité, d’innombrables groupes de débats étudiants évoluèrent, dans un silence de bibliothèque, en groupes de recherche. Une démarche aboutissant fin 2023 aux premiers travaux approfondis sur la résilience territoriale européenne grâce à la diversification économique de ses acteurs. En dépit d’un nom passablement barbant, ces travaux constituèrent la genèse d’un champ d’étude à part entière. Une clé de lecture pour la suite, dont on fit l’exégèse dans les cabinets politiques comme dans la plupart des universités ; de l’Unito de Turin à la Sapienza romaine en passant bien sûr par le prestigieux MSc de l’Universita Bocconi, dont Eva était fière alumni, promo 2041.

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Hormis ces premières stratégies transformatives issues des phosphorescences de campus responsables, il fallait croire que l’Europe s’était lassée du sujet. Sinon la pérennité de fructueux réseaux d’entreprises à mission, de B Corp et de certains zélés de la circularité que portaient au quotidien bon nombre de consommateurs-citoyens, nombre d’autres baissèrent les bras, se dirent qu’il était trop tard, et que tant pis. Qu’il valait mieux continuer dans le modèle connu, aussi spécialisé que fragile vis-à-vis des aléas qu’ils connaissaient désormais. 

« Les années 2020 ont sonné le glas d’une civilisation obsédée par le self » avait toutefois avancé une intellectuelle de l’époque dans une tribune d’il Tempo, une historienne du care plutôt charismatique, et à qui les adolescents d’aujourd’hui vouaient un culte posthume quasi sectaire. Si on avait fini par lui prêter, de podcasts en radios, de grandes intentions électorales, elle n’avait jamais délaissé son rôle médiatique pour autant, ni à son premier coup d’éclat lors de la crise covidéenne (2020-2023), ni sur les ruines laissées par la Catastrophe, acmé d’une série de dérèglements. 

Des petits dérèglements, qui ont conduit à de plus grands. Une disette par ci, une famine par là, qui ont eu des répercussions et créé d’autres aléas. Vrai qu’à cette époque fin-de-siècle qu’était la fin des années 2020, on finissait déjà brûlé par des pinèdes, immolé par des radicaux, noyé par le soleil, quand on ne succombait pas tout simplement au stress hydrique qui assécha vers 2027 le pied de la botte. Dès 2024, le septentrional Piémont connut cependant une vague d’immigration domestique sans précédent. Les pénuries se démultiplièrent. Dès 2022, celles de blé dur et de coton furent considérées structurelles, et les prix des pâtes et des vêtements s’envolèrent. Il fallut trouver des alternatives, gagner en agilité face à pareille volatilité, et vite. 

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Néanmoins, à cette époque, on mettait plus d’énergie à condamner la simple présence de l’autre que l’empreinte carbone de tous, dans une cacophonie de passions qui firent que dans l’ensemble, aucun État n’était bien avancé sur la question. Toutefois, nourris par une frange éveillée de la population, de rares espoirs subsistaient. Sourde aux sirènes passéistes de l’ancienne économie, une communauté d’éclaireurs invitait à sortir de la Caverne à grands coups de chiffres et de rapports du Giec, mais beaucoup avaient déjà choisi de se laisser aveugler par le confort immédiat de leur situation. 

À l’hiver 2028, le retour de la tendance bling avait fini par faire perdre ses dernières illusions à Eva, quinze ans et demi. Dans un tourbillon de strass, de logos et de paillettes, Eva Gigliotti avait fini par croire que le perdu-pour-perdu l’avait emporté sur l’idéal d’une transition aussi nécessaire qu’espérée.

À cette époque, on mettait plus d’énergie à condamner la simple présence de l’autre que l’empreinte carbone de tous

Comme si ses contemporains s’étaient passé le mot pour oublier tout ce qui avait pu être dit depuis près de cinquante ans, de l’historique conférence tenue à Rio, aux sommets gouvernementaux organisés dans son sillage, de Paris à Dubai en passant par Glasgow.

Repenser à ces engagements pris la main sur le cœur par des rangées de dirigeants internationaux moins investis pour la planète que les repas prévus au sortir de leurs assemblées assombrit l’humeur de la cycliste. Elle freine, pose pied à terre. 8h15. Feu vert. A contourner la Grand-Place entourée d’une foule de cyclistes, la synergiste se souvient. Ce ne fut que trois ans plus tard, alors même que la jeune étudiante qu’elle était commençait à désespérer tout-à-fait de l’extinction chronique de la biomasse, que le drame advint. À vrai dire, le tout-Turin se souvient. Si un changement n’est jamais plus pérenne qu’à la suite d’une catastrophe, tous les plus de vingt ans peuvent néanmoins dater avec précision le jour où la transformation du Lavoro a véritablement connu son commencement. 


C’était le jour de La Catastrophe. Le 2 avril 2034. Il était 9h51.



La suite de ce récit est à retrouver bientôt dans le prochain épisode : Face B – Faire avancer les pratiques