Changer d’imaginaire pour changer le monde : c’est ce que nous vous proposons avec cette rubrique « L’utopie est à l’horizon ». Une série d’essais et de mini-fictions qui décrit le monde tel que nous le souhaitons dans deux ou trois décennies. Dans cet épisode, découvrez l’histoire d’Eric Daucler qui, en 2045, est chargé de veiller à la bonne application de la stratégie collective de résilience alimentaire du territoire Breton. Il revient sur les grandes étapes qui l’ont mené à ce métier.

Visuel : UTOPIES – Pamela Karam


Faire COR


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« Ikram, 32 ans, assistante de vie | Benjamin, 28 ans, éducateur spécialisé | Amandine, 24 ans, infirmière | Youssef, 35 ans, médecin généraliste | Nadine 67 ans, cantinière | … En bordure des voies rapides comme aux stations de charge, L’État stratège (nouveau nom du gouvernement français depuis 2036) a eu la grande idée de promouvoir les portraits de héros du quotidien. Les véhicules n’ont d’autre choix que d’être maintenus éveillés par les sourires d’Ikram, Benjamin, Amandine, Youssef, Nadine, et quelques autres encore parmi lesquels se reconnaît Éric Daucler, 40 ans. 

La conduite assez nerveuse, il ne prête généralement que peu d’attention aux grands panneaux de LED clôturant les champs autrefois ouverts du département. Ça gâche le paysage, mais il en va dorénavant de la sécurité alimentaire du pays. Son coupé électrique se faufile entre les allemandes hybrides, dernières machines à combustion fossile qui soient tolérées sur les routes, dérogation européenne oblige. Non qu’il ait honte de participer à une campagne de communication du gouvernement – à dire vrai, celle-ci n’est pas l’une des plus ratées – mais plutôt car il ne se trouve en rien l’étoffe d’un héros, et moins encore à côté de tous ces anonymes qui passent leur journée à apaiser les innombrables douleurs d’innombrables concitoyens. 

Alors certes, Éric met lui aussi ses journées au service de la communauté, mais dans un tout autre domaine. Un domaine encore neuf, quoiqu’il y officie depuis bientôt quinze ans : la résilience alimentaire des territoires français. Éric est COR de métier, et pour rien au monde il ne changerait. Par COR, comprendre Chef des Opérations de Résilience. Un nouvel acronyme, passablement barbare, et qui désigne les citoyens en charge de la bonne application de la stratégie collective de résilience alimentaire ; une stratégie qui visait, dans un contexte totalement hors-sol où la France se nourrissait d’importations et exportait au bout du monde une part de sa production, à inverser la vapeur, et à tendre vers plus d’autonomie. Au cas où.

La nuit même qui suivit la Tendance Twitter #GrandePénurie2025, les Coccinelle et Diagonale furent pris d’assaut


Il y a cinq-six ans de cela, l’homme avait déjà accepté de figurer dans la première campagne de recrutement de l’État, intitulée « Faire COR » par les communicants d’alors, qui s’étaient crus brillants. Jamais campagne publique n’avait aussi bien marché, en tout cas pas depuis « Sam, capitaine de soirée (celui qui ne boit pas) ». Aujourd’hui, ils sont un peu moins de cinq cents COR à se partager la responsabilité de la résilience productive des territoires français, ainsi que l’accès de chacun à un marché alimentaire abordable et qualitatif. Coup de chance : Éric a été affecté au canton Armoricain, et à ses 3 départements desquels il est issu. 

Bien que le paysage alentour n’ait qu’assez peu changé, ou tout du moins de ce qu’on en sait des images satellites qui leur sont partagées, le Rennais au volant revient de loin. Par loin, comprendre de l’ancienne économie. Jadis, le jeune Breton qu’il était projetait une carrière sans vagues de cadre supérieur, et ce sans même savoir ce qu’il ferait concrètement, plutôt conseil ou audit, plutôt slides ou tableurs. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il officierait dans le secteur de la grande distribution. C’est le plus proche qu’il ait pu trouver dans la continuité de sa famille d’épiciers, du côté de sa mère, et de notaires et experts comptables, de celui de son père. Mais mauvais timing.

C’est qu’en l’espace de vingt ans, la grande distribution a pris de plein fouet les aléas : la pandémie, la guerre et les discours eschatologiques de l’époque ont achevé de plonger ses contemporains dans des états de panique peu descriptibles. Entre peur du manque et peur de perdre, ce fut une grande débâcle. « Crise de précarité dans le secteur de l’alimentation » répétèrent les journalistes pour couvrir les premières images de guerres qui nous parvinrent des étals de Carrefour et Leclerc, le plus souvent dans ceux situés aux Portes des grandes villes.

La nuit même qui suivit la Tendance Twitter #GrandePénurie2025, les Coccinelle et Diagonale furent pris d’assaut. Parmi les victimes, une vingtaine de décès furent même à déplorer du côté des épiceries de quartier, principalement des Pakistanais jadis surnommés arabes-du-coin par leurs dignes contemporains. Ce fut comme une apocalypse. Des images si terribles que la plupart des gens disaient vouloir se crever les yeux, et finirent par en casser leur télévision.


À cette époque, les douze vagues de l’ère Covidéenne avaient déjà déferlé. Moins préoccupé par le climat que l’argent, le jeune Éric diplômait quant à lui d’une mauvaise école de commerce parisienne. Son entregent lui avait permis d’assister depuis les premières loges aux drames alimentaires survenus dans les diverses villes d’Europe, et que le post-millennial vit avant tout comme l’effondrement d’une filière : à la Bourse de Chicago lors de son stage à l’étranger d’abord, puis au siège d’une multinationale d’agents de sécurité spécialement formés pour les entrées de grandes surfaces, toujours plus sujettes aux braquages avec violence. 

Si le gouvernement avait prévu les ruptures d’approvisionnement dûes aux angoisses de manque de ses concitoyens, le rationnement fut mis en place sans délai tant pour éviter une guerre civile que pour assurer une transition viable au seul modèle alimentaire jamais connu des Français. Un modèle qui reposait avant tout sur les importations massives de biens toujours plus rares, et donc toujours plus chers. Et la période de Noël cristallisait ce rapport au changement. Autour de 2030, le saumon est venu à manquer. Bondirent les prix des huîtres, foies gras et autres truites. La bourgeoisie ne s’en remit pas. Quant aux desserts, vanille et chocolat devinrent plus chers que l’or, et la plupart des ventes de bûches advinrent grâce à des alternatives pâtissières trouvées localement, avec des fruits cultivés en Europe. Prunes pour les uns, citrons pour les autres. Le mélange des deux avoisinait même les saveurs de la mangue, ou tout du moins dans le souvenir qu’Éric en a aujourd’hui. 

C’est quand le terme de disette refit sa fracassante apparition dans les médias auxquels il était abonné qu’il avait décidé de se réorienter


Il se souvient qu’au-devant de cette transition alimentaire, beaucoup n’y virent d’abord que du feu, ou firent à tout le moins très bien semblant. Pour Éric, c’est la binarité du débat public conjointe au développement de nouveaux modes de travail qui lui ont permis, donc, de rejoindre au plus tôt son Armor natal, et de repenser à ce qu’il allait faire, professionnellement parlant. C’est tout du moins ce qu’il avait avancé à ses trois rounds d’entretiens auprès des différents représentants de l’État Stratège. 

Les ruptures d’approvisionnement des grandes villes – de plus en plus fréquentes – et les pénuries de matières premières – de plus en plus chroniques – ne purent qu’influer dans ses questionnements. En 2032, Rungis connut à son tour son premier braquage à la fourgonnette blindée. Ç’avait assez mal tourné : trois morts et douze blessés. Déjà critiquée car trop « centralisante » ou « hors-sol », la plateforme de distribution alimentaire francilienne devint le symbole à abattre de la précarité alimentaire, à mi-chemin entre la mine d’or et le grenier. Les plus zélés voulurent le détruire, quand certains lobbies tentèrent de qualifier ce besoin primaire de terrorisme alimentaire

Éric se souvient, pied au plancher de son coupé électrique. C’est quand le terme de disette refit sa fracassante apparition dans les médias auxquels il était abonné qu’il avait décidé de se réorienter. Sa reconversion professionnelle a ainsi été actée au bout d’une formation de six mois, et validée lors de son rattachement au Ministère de la Résilience Productive, fin 2029. Une année particulièrement joyeuse, puisqu’elle comprit par ailleurs son mariage avec Nicole ; sans doute l’une des dernières noces de couples Erasmus que l’Europe ait connu. 

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Nous sommes en 2045. Aujourd’hui, Éric est divorcé. Trop d’écrans dans sa vie, a avancé l’ex-femme, et trop de trajets. Vrai qu’Éric roule beaucoup. Éric roule électrique, certes, mais beaucoup. L’État Stratège n’attend pas, et le Breton n’est pas du genre à laisser tomber les coopératives auprès desquelles il intervient. Un réseau de pas moins de 23 unités de production qui permettent de couvrir les besoins des divers cantons.

Qu’elles aient besoin de viande, de lait ou même de blé pour son pain. S’ils sont spécialisés dans la gestion des unités productives, ils assurent également la fluidité des échanges locaux. Parfois auprès de particuliers zélés ayant développé une ferme individuelle sur leur parcelle ; le plus souvent auprès de centres de transformation. D’anciennes grandes surfaces réhabilitées en centres péri-urbains dédiées à la transformation comme à la vente de produits 100% locaux. 

Cette année, c’est la sienne. Une année qui lui réserve sans doute le plus bel accomplissement de sa carrière. Le premier RNRA (Rapport National de Résilience Alimentaire, nouvelle exigence sur laquelle a légiféré l’Assemblée nationale à l’automne 2037 en vue de coordonner et d’étendre à l’échelle du pays les meilleures initiatives repérées à échelon infra-étatique) a été posé sur le bureau du Ministre avant-hier. Le suspense est insoutenable. L’État stratège a pris exemple sur ce qui s’était déjà fait de mieux en la matière. Il a d’abord décentralisé la plupart des activités afférentes à l’alimentation, puis déconcentré d’autres.

Dès la fin des années 2020, l’État avait notamment su promouvoir pour chaque région le modèle du Hub Alimentaire Local


Certains criaient à la division du pays et à la mise en concurrence de ses régions. Mais près de vingt ans plus tard, lorsqu’Éric allume son autoradio à commande vocale, force est de constater que les derniers détracteurs se sont tus. Ceux-là mêmes qui le mettaient hors de lui un peu plus tôt. Ils ont bien dû finir par reconnaître que plus de production locale, face aux aléas, ça fonctionne. 

Dès la fin des années 2020, l’État avait notamment su promouvoir pour chaque région le modèle du Hub Alimentaire Local (aussi connu outre-Atlantique sous le nom originel de Local Sprout). Initialement, il s’agissait d’une ancienne friche désaffectée dans la région de San Diego, et reconvertie en ferme urbaine à l’aube des années 2010. Peu à peu, ce Hub alimentaire de 1500m2 s’était ouvert aux entrepreneurs locaux de l’agro-alimentaire ; et dix ans plus tard, le site hébergeait déjà un bel écosystème d’une vingtaine d’entrepreneurs, torréfacteurs, bouchers, boulangers, traiteurs, crémiers, producteurs, éleveurs, food trucks… Aujourd’hui, ce modèle a fait florès, améliorant la qualité des espaces proposés : espaces de stockage frigorifiques, cuisine professionnelle, ateliers de transformations, camions, infrastructures d’agriculture urbaine. 

En tant que COR, Éric s’assure d’une autre caractéristique de ces espaces : la dynamique de mutualisation. Comprendre ici la mise en relation des entrepreneurs avec les producteurs locaux, la mutualisation du matériel selon les besoins de chacun. La force de ce modèle économique, comme présenté à l’aube de la décennie par de nombreux acteurs privés, résidait dans la diversité des activités hébergées, et qui permettait la mise à disposition d’espaces à prix abordable pour des start up food engagées dans la transition alimentaire locale. En Bretagne, suite aux vagues de réinvestissement des villages de l’argoat finistérien, chaque village avait désormais son hub. Quant au tout premier Local Sprout, en Californie, il était désormais visité chaque année par plus d’un million de pèlerins. 

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Le COR accélère encore. Au loin, un rouleau s’écrase contre son phare préféré. Depuis quelques années, l’essor du local a permis une agilité telle face aux aléas que la plupart des pays européens ont transposé ce modèle chez eux. Dans les mœurs, force est de constater que les métiers de bouche et les agriculteurs ont connu un regain de prestige social, au grand damn des cols blancs ; surtout que cette fois, cette reconnaissance symbolique fut accompagnée d’une sérieuse assurance pécunière de cette estime. En d’autres termes, on ne leur avait pas fait le coup des profs et des soignants, deux espèces menacées d’extinction, à présent. 

L’autoradio lui lit un message de Frank, référent du Hub Sud de Quimperlé ; exactement là où Éric se rend. Il l’informe en amont des stocks, des rendements, des saillies et des parcelles exploitables. Une synthèse cristalline, et un précieux gain de temps. Encore 4 hubs à visiter aujourd’hui, et tout ça en s’occupant de son potager au réveil, et le soir de ses enfants. Éric est la nouvelle définition de l’homme pressé. Le jour et la nuit avec celle de ses grands-parents. De bonnes personnes, mais qui vivaient si différemment, de ce que sa mère en disait. Leurs parcelles souffraient de moins de grêle, mais de plus d’intrants. Deux générations plus tard, l’Europe d’Éric a réduit de 90% sa dépendance aux engrais comme aux pesticides. 

Deux générations plus tard, l’Europe d’Éric a réduit de 90% sa dépendance aux engrais comme aux pesticides. 

Le travail de la Terre connut une vogue sans précédent. L’Europe a su ouvrir les rapports du GIEC, les lire, et son parlement devenir un véritable pouvoir politique pour orienter le continent vers un monde sans famine. Alors oui, on mange différemment, et l’alimentation n’est plus réduite à l’activité de consommation qu’elle était devenue. On mange sans doute plus équilibré – moins de produits carnés, devenus tout aussi luxueux – et sans doute aussi varié : la cuisine a dû être réinventée, la gastronomie ré-imaginée, et même le goût de partager un repas retrouvé. Et chaque matin, Éric s’assure que toute cette révolution de notre métabolisme alimentaire se pérennise, avec douceur et fluidité.

La voiture file toujours en silence. Les grands panneaux souriants défilent de plus en plus vite de chaque côté de la voirie. Éric, 42 ans, COR. L’homme ne parvient plus à déchiffrer les noms. Comme tout héros du quotidien, Éric Daucler n’a pas le temps.