Quitter le monde de la banque pour se lancer dans la lutte contre les gaspillages, un pari osé et gagnant pour Jean Moreau qui, avec son associé Baptiste Corval, a réussi à créer l’une des plus belles structures à impact en France. 7 ans après sa création, Phenix a sauvé l’équivalent de 125 millions de repas et se développe désormais à l’international. Retour sur quelques éléments marquants de cette aventure.
Les Horizons : Jean, quel est le déclic qui t’as poussé vers l’entrepreneuriat ?
Jean Moreau : Après une jeunesse passée à Toulouse, je suis venu à Paris pour étudier à l’ESSEC, avant d’enchaîner avec un master à Sciences Po, pour ajouter une coloration “utilité publique” à mon parcours jusque là plutôt “business”. La voie de l’entrepreneuriat n’a donc jamais été bien loin.
Pourtant je n’avais pas spécialement une envie d’entreprendre. Ce serait mentir que de dire que j’avais ça en moi depuis tout petit. J’ai débuté ma carrière en banque d’affaires, puis ai été rattrapé par une “quête de sens” au bout de 5 ans. Mais j’aurais tout aussi bien pu travailler dans une ONG ou rejoindre une structure à impact positif existante. Ce que je voulais par-dessus tout, c’était trouver un travail qui ait du sens, un job qui se mette au service de l’intérêt général.
Si le gaspillage alimentaire était un pays, il serait le troisième plus gros pollueur après les Etats-Unis et la Chine.
C’est en m’intéressant aux Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’Agenda 2030 des Nations Unies que j’ai eu le déclic. Je cherchais un secteur dans lequel lancer un social business et le gaspillage alimentaire m’est apparu comme un bon terrain de jeu. La problématique était d’une ampleur que j’ignorais. Rendez-vous compte : si le gaspillage alimentaire était un pays, il serait le troisième plus gros pollueur après les Etats-Unis et la Chine. Il m’a semblé évident que c’était un sujet d’avenir. De fait, deux ans après la création de Phenix, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite loi Garot, a vu le jour. Ces dernières années, le sujet s’est beaucoup démocratisé mais on en parlait beaucoup moins il y a dix ans.
Raconte moi le jour où tu as eu l’idée de créer Phénix ?
Je n’ai pas eu l’idée de Phenix tout seul : je l’ai eue avec Baptiste Corval, mon associé et co-fondateur. Comme souvent dans l’entrepreneuriat, l’idée de départ n’a plus grand chose à voir avec ce qu’est devenu Phenix. En sept ans, on a fait beaucoup de chemin, on a itéré, opéré des pivots et lancé de nombreux services.
En fin de compte, entre l’intuition préliminaire que l’on avait au départ, et ce que c’est devenu aujourd’hui, il y a une grosse différence. Initialement on pensait faire une solution C2C (“du conso au conso”), pour aider le consommateur à ne pas gaspiller les restes de son frigo quand il part en week-end, en vacances, ou en confinement (sic). Au final, on a aujourd’hui des solutions B2B et B2C, mais aucun outil C2C.
On a dû s’adapter sans cesse au marché et on continue de le faire. Donc je dirais que c’est une idée reposant sur l’intelligence collective et qui est en constante évolution. Aujourd’hui Phenix c’est l’idée de 250 salariés dans 5 pays européens. Et ça nous réussit plutôt bien donc on compte continuer comme ça !
Quand vous vous lancez, quels sont les premiers retours des gens à qui vous en parlez ?
Quand on lance un projet à impact, les gens sont globalement enthousiastes. Ce n’est pas un sujet clivant mais un sujet qui rassemble. D’un autre côté, cela faisait cinq ans que je travaillais chez Merrill Lynch, une banque d’affaires américaine où je faisais de la fusion-acquisition.
Quitter ce monde et le haut niveau de rémunération, la stabilité et le prestige social qui l’accompagne n’était pas facile à comprendre pour tout le monde : ma famille, mes parents, mes amis d’enfance, mes potes de promo, mes collègues banquiers de l’époque… Et ce, d’autant plus à un moment où j’étais en train de fonder une famille. Cela a été vu comme une sorte de crise d’adolescence tardive ou une crise de la quarantaine anticipée par une partie des gens à qui j’en parlais.
Entre l’intuition préliminaire que l’on avait au départ, et ce que c’est devenu aujourd’hui, il y a une grosse différence
Maintenant que l’entreprise compte plus de 200 salariés et réalise un chiffre d’affaires à huit chiffres, c’est assez facile de dire que c’était une bonne idée. Mais, à l’époque, ce n’était pas une évidence pour tout le monde et on peut le comprendre, surtout à une période où la “Tech for good” et l’impact étaient beaucoup moins matures et dans l’air du temps. Le modèle hybride de Phenix semblait contradictoire et voué à l’échec.
Entre cette époque et maintenant, il y a eu des moments où tu as cru que ça ne marcherait jamais ?
Oui bien sûr, l’entrepreneuriat c’est souvent les montagnes russes, cela fait partie du jeu. Il y a trois moments que je retiens : Tout d’abord, au démarrage, en 2014, quand tu lances en pionnier une activité nouvelle (la lutte antigaspi), que tu crées un marché en tant que “first mover”, avec un modèle de social business encore atypique, ça fait beaucoup d’innovations et ça génère une tonne de résistances au changement.
Ensuite en 2019 le lancement du volet B2C, c’est-à-dire ce qui est aujourd’hui l’application mobile Phenix. Jusqu’alors, nous avions développé plusieurs services, mais systématiquement en B2B. Le passage à une culture B2C n’a pas été facile. Il fallait trouver les bonnes personnes mais aussi évangéliser en interne. C’est-à-dire d’un côté bien expliquer aux salariés de Phenix ce changement stratégique afin qu’il soit porté par tout le monde sur le terrain, et de l’autre faire entrer de nouveaux profils dans l’entreprise.
Par ailleurs, des entreprises concurrentes étaient déjà en place sur ce marché donc c’était un pari risqué. In fine, il y avait à la fois un enjeu sur la communication interne, les recrutements, la culture d’entreprise et bien sûr le business. En 2020, on a multiplié par 6 nos metrics sur l’app, pour atteindre près de 2 millions de téléchargements, donc la vision était la bonne et le temps nous a plutôt donné raison pour l’instant. On y croit plus que jamais.
A l’échelle mondiale, un tiers de la production alimentaire est jetée, ce qui représente 8% des émissions de gaz à effet de serre.
Un dernier moment fort, c’est l’internationalisation de Phenix. Ces deux dernières années, nous nous sommes lancés au Portugal et en Espagne, mais avec de vraies difficultés au début. Il y a eu des erreurs côté Ressources Humaines et on a fait des erreurs stratégiques dans l’approche business de ces nouveaux marchés. Ces derniers mois, on a opéré plusieurs changements qui ont permis de bien relancer la machine chez nos voisins ibériques et lusophones.
Dans le même temps, on a réfléchi à comment améliorer les lancements de pays. On a repensé nos pratiques et on les expérimente en ce moment même puisqu’on vient de lancer en mars la Belgique et l’Italie. Dans le même temps, on a de vrais challenges sur l’internationalisation des process et la construction d’une culture d’entreprise en accord avec cette nouvelle dimension qu’a prise Phenix. Par exemple, les équipes avaient beaucoup de difficultés à communiquer entre les différents pays au début, mais on a mis en place des process pour créer ce lien qui manquait.
Est-ce que tu as déjà pensé à tout arrêter ?
C’est le lot quotidien d’un entrepreneur, surtout à ses débuts. C’est chaque jour un paquet de soucis et d’angoisses. La pression peut parfois amener des gros moments de doutes. Je ne l’ai pas fait car j’ai toujours cru au projet, et que je m’étais préparé depuis le début au fait qu’aucun succès n’est linéaire et qu’une bonne nouvelle en cache souvent trois mauvaises.
Et c’est aussi tout l’intérêt de ne pas être fondateur unique, mais d’avoir des associés sur qui compter : quand l’un est down, l’autre est dans un temps fort et continue à porter l’équipe. Je connais très peu de “solo founder” couronnés de succès. Aujourd’hui je suis très fier d’avoir pu bâtir avec Baptiste une entreprise de zéro, d’avoir créé une marque forte autour d’une super équipe pleine de valeurs qui nous correspondent. C’est cette cette fierté et le soutien de Baptiste qui m’ont aidé à surmonter les moments de doute.
Dans la vie d’un entrepreneur, on fait aussi de belles rencontres. Quelles ont été les plus belles pour toi ?
Évidemment Baptiste Corval, mon co-fondateur, mais aussi Nicolas et Alexis, nos deux autres associés minoritaires du début. On a des tempéraments complémentaires qui poussent à nous challenger les uns les autres. Baptiste est un commercial très convaincant qui pourrait vendre un chat à une souris. J’ai plutôt un profil de gestionnaire avec une coloration financière, moins impulsif dans la prise de décision. Mais nous aimons tous les deux les défis, nous sommes des compétiteurs acharnés avec l’envie de faire le bien autour de nous.
Alexis et Nicolas sont bourrés de qualité eux aussi et sont venus rapidement compléter notre duo. Il y a toujours eu entre nous quatre un alignement total sur la culture que l’on souhaitait insuffler chez Phenix. J’ajoute que la nouvelle équipe qui m’entoure depuis 18 mois est aussi pleine de belles personnes, venues chacune avec leur parcours et leurs compétences propres et fortes, décisives pour faire passer un nouveau cap à Phenix.
La chance joue un rôle énorme dans les recrutements. Or, sans l’équipe qui va bien, vous ne faites rien dans une start-up
On l’avoue trop rarement, mais un entrepreneur a aussi parfois de la chance. Raconte moi le jour où tu as eu de la chance ?
Je dirais dans les recrutements. Phenix entame une nouvelle phase depuis un an avec beaucoup de prises de postes, en France comme à l’international. Je pense avoir eu beaucoup de chance car, au vu de l’excellente équipe qui m’entoure aujourd’hui, je ne me suis pas trompé. Un CV et plusieurs entretiens ne suffisent pas toujours à déceler le meilleur candidat. Il faut bien l’avouer : la chance joue un rôle énorme dans les recrutements. Or, sans l’équipe qui va bien, vous ne faites rien dans une start-up. Il y a donc une part de chance mais c’est aussi l’atout des entreprises à impact positif : posséder une mission forte qui attire de plus en plus les meilleurs.
Ça fait 7 ans que tu luttes pour mettre fin au gaspillage. 2500 jours plus tard, tu y crois toujours ?
J’y crois toujours, et j’y crois même de plus en plus. Avec 125 millions de repas sauvés depuis le début de l’aventure Phenix, nous sommes l’entreprise qui sauve le plus de repas de la poubelle en Europe, rien que ça ! Bien sûr, à l’échelle des 10 millions de tonnes de nourriture gaspillées chaque année dans l’hexagone, cela ne suffit pas pour mettre fin au problème. Mais notre constante progression et la constitution d’un écosystème d’acteurs qui luttent contre le gaspillage alimentaire me rendent optimiste.
L’équipe, c’est le cœur de réacteur de votre entreprise !
En plus de cela, je crois au succès de la lutte contre le gaspillage non alimentaire. Ce n’était pas une évidence quand on a démarré, mais ça l’est devenu avec le temps. En Février 2020, la loi AGEC a ouvert un nouveau cycle vertueux pour ceux qui rêvent d’un monde sans gaspillage, alimentaire comme non alimentaire.
Mais si demain on arrête de gaspiller, qu’est-ce que tu vas devenir ?
D’abord je prendrai des vacances bien méritées, puis je créerai un club de foot avec des amis !
Malheureusement je pense que ce ne sera pas dès demain. J’ai le temps de voir venir. Le gaspillage alimentaire pèse 16 milliards d’euros en valeur annuelle, rien que pour la France. A l’échelle mondiale, un tiers de la production alimentaire est jetée, ce qui représente 8% des émissions de gaz à effet de serre. On ne parle pas d’un petit problème mais d’un si gros problème qu’il est constitutif d’un des 17 objectifs de développement durable qui figurent dans l’agenda 2030 des Nations Unies. C’est un problème qu’on ne peut pas régler en quelques années.
Par ailleurs, si Phenix développe essentiellement des solutions curatives, donc en aval du problème, à long terme cela pourrait changer. Phenix pourrait un jour commencer à développer des solutions en aval du gaspillage. Car comme le veut l’adage, le meilleur déchet c’est celui qu’on ne produit pas. Notre métier serait alors de prévenir le gaspillage plutôt que d’en traiter les symptômes. Cela ne veut donc pas dire la fin de Phenix et des emplois qu’on a créés, mais une évolution du métier.
Une anecdote à rajouter ? Un moment de doute… ou un moment de bonheur par exemple ?
Le moment de bonheur est de constater au quotidien qu’entre le Phenix de 2014 et celui de 2021 on arrive à préserver la culture d’entreprise et “l’esprit Phenix” malgré l’hyper-croissance, les levées de fonds, le turnover RH naturel. En restant solides sur nos piliers fondateurs. Et que par ailleurs on a réussi notre objectif initial d’incarner cette nouvelle façon de faire du business, boîte hybride qui combine impact et croissance.
Pour celles et ceux qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat à impact social ou environnemental, as-tu un message ? Un conseil ?
Pas qu’un conseil, je peux même en donner trois !
1 – Trouver le bon dosage entre persévérance et entêtement. Cela veut dire pivoter au bon moment, et comprendre quand il faut dire stop. C’est valable aussi bien pour un lancement de produit, un process de recrutement, une expansion internationale, etc.
2 – Bien faire matcher l’équipe avec le marché. Cela signifie s’assurer que le marché existe bien, avec une vraie profondeur, et que les premiers recrutements pour composer l’équipe correspondent à ce marché. L’équipe, c’est le cœur de réacteur de votre entreprise !
3 – Restez concentré et soyez intransigeants sur l’utilisation de votre temps. Il faut, a minima en phase d’amorçage, résister aux sirènes des salons, concours, conférences, forums et autres “voleurs de temps”. En tant qu’entrepreneur, votre temps doit être consacré à l’exécution et uniquement à l’exécution.