À l’occasion d’une conférence qu’elle donnait sur le futur de l’alimentation en janvier 2019, nous avons échangé longuement avec Lucie Basch au sujet de nos habitudes de consommation. La fondatrice et DG France de Too Good To Go – communauté qui lutte contre le gaspillage alimentaire – nous confie ses impressions sur le système alimentaire d’aujourd’hui… mais aussi celui de demain.
Les Horizons : Lucie Basch, quel constat fais-tu aujourd’hui sur notre système alimentaire ?
Lucie Basch : Aujourd’hui pour moi il y a deux systèmes alimentaires. Il y a un système traditionnel qui correspond à celui de l’ancien monde. Et puis le système alimentaire nouveau qui est en train d’émerger. Ce sont deux modèles que je connais bien. J’ai commencé ma carrière dans les usines de production du groupe Nestlé. Là-bas, je me suis rendue compte d’à quel point on était archaïque dans la façon de produire notre alimentation.
Aujourd’hui, on est dans un système qui produit de la nourriture en masse sans prendre en compte des critères de santé et d’environnement. Le gaspillage alimentaire, par exemple, fait complètement partie du process de production. Quand on conçoit les aliments, il y en a une partie qui est destinée à être vendue et l’autre qui part directement à la poubelle. Dans celle qui est vendue, il y en a encore une partie qui va être jetée. À la fin, on se retrouve à jeter 1/3 de ce qu’on produit. Ça n’a juste aucun sens.
Donc il faut redonner du sens à notre alimentation. C’est possible désormais notamment grâce à la technologie. Elle donne ce pouvoir de connecter les gens n’importe où et n’importe quand. Avec Too Good To Go, on connecte le commerçant de quartier et le citoyen. L’un à besoin de jeter de la nourriture, l’autre d’en acheter. Notre action c’est du gagnant-gagnant et c’est bon pour la planète. Alors, soudainement on redonne du sens. Le système alimentaire dans sa globalité doit aujourd’hui se réinventer pour redonner du sens et nous reconnecter avec la santé et l’environnement.
Quelles sont les étapes essentielles pour réussir ce changement de modèle ?
Il y a une étape qui est entrain de s’opérer actuellement, c’est la prise de conscience du problème. On le voit, il y a des initiatives qui pullulent de partout. Les consommateurs demandent plus de local. Le bio a explosé. Les consommateurs se posent des questions sur les pesticides, la qualité et la traçabilité de leur alimentation. Cette prise de conscience, c’est la première étape. Ensuite il y a la prise de conscience des solutions. Et enfin, la prise de conscience du pouvoir et de l’impact que chacun d’entre nous peut avoir là dedans. Les gens doivent comprendre que c’est aussi en leur pouvoir de faire changer les choses.
Une fois qu’on a ça, on arrive à créer un mouvement qui incite les industriels et gouvernements à passer à l’action. C’est un peu ce qu’on propose avec Too Good To Go. Connecter les citoyens avec leurs commerçants. Créer une communauté engagée qui pourra se positionner comme une autorité de lutte contre le gaspillage alimentaire.
Quels sont les points de blocage qui existent aujourd’hui ?
On en trouve à tous les niveaux, mais le plus important, c’est d’abord d’embarquer les consommateurs. Ils ont un réel pouvoir. Dans la distribution, le client est roi. Donc il peut faire bouger les choses. Si demain, il y a 65 millions de français qui parlent du gaspillage alimentaire, ça fera changer les choses. Regardez le boom du bio ! Les consommateurs voulaient du bio. Aujourd’hui, on parle d’en mettre dans les cantines, le gouvernement se mobilise concrètement avec des financements pour l’agriculture bio. Tous les supermarchés proposent du bio. Les choses bougent. À partir du moment où le consommateur décide d’agir, il entraine les solutions avec lui.
Je pense qu’il faut également que les grandes surfaces portent leur responsabilité à ce sujet. Elles ont un rôle à jouer dans le fait de repenser l’alimentation et d’accompagner les citoyens dans cette logique du mieux manger et moins gaspiller. Il n’y a qu’à regarder la force de frappe d’un Carrefour aujourd’hui. Elle est phénoménale. Pourtant, à force de scandales, les consommateurs ont perdu confiance dans les grandes surfaces et les industriels. C’est à eux de regagner cette confiance et d’être la vitrine de ces nouveaux modes de consommation.
Parlons un peu du futur désormais. En 2084, comment est-ce qu’on fait ses courses ?
D’abord, je crois que la notion de local va devenir de plus en plus logique pour les consommateurs. Après ça amène des limites pour certains produits comme le chocolat et le café. Donc comment on fera ? Peut être des produits de synthèse. A vrai dire, il y a des innovations côté alimentaire dont je ne sais pas encore quoi penser. Par exemple, faire des steaks sans viande. Mais en tout cas, on sera dans une logique locale.
Et puis, est-ce qu’on aura toujours le même rapport à l’alimentation ? Où bien est-ce que tout sera de la livraison automatique ? Sur ce point, l’alimentation, c’est une partie énorme de nos besoins vitaux, de notre budget et de notre temps. Il y a toujours l’idée aujourd’hui de faire en sorte que les gens travaillent moins et se concentrent davantage sur leurs besoins vitaux et leurs besoins naturels. Ça laisserait plus de place au temps passé sur l’alimentation, donc de fait à la manière dont on choisit ses produits, à la manière dont on cuisine. Quand on fait pousser ses propres légumes par exemple, on les mange avec beaucoup plus d’attention, d’amour, et ça change tout.
À partir du moment où le consommateur décide d’agir, mécaniquement, il entraine les solutions avec lui
Et qu’est ce qu’on mange en 2084, alors ?
Je pense qu’on a compris aujourd’hui que manger autant d’animaux, ça n’est plus possible. On est déconnecté de la réalité sur ce point. Il faudra apprendre à se nourrir d’autre chose que la viande. Découvrir d’autres aliments. Ce peut être des légumes anciens par exemple. Et puis aussi de nouvelles façons de cuisiner. Il n’y a pas de preuve scientifique qui dit que manger de la viande est obligatoire pour la santé. La solution ce sera de manger de manière plus raisonnée.
Il y a un truc auquel je crois beaucoup aussi, c’est l’agriculture urbaine. Ça va révolutionner l’alimentation et la vie des gens. Ça procure tellement de plaisir de se nourrir soit même. Tout le monde est touché par ça. Pour le bonheur des gens, c’est hyper puissant. Si on arrive à faire en sorte que chacun puisse avoir son propre bac pour faire pousser ses fruits et ses légumes, par exemple. Si on peut faire en sorte que chacun arrive à se nourrir au moins à 50% grâce aux produits frais qu’il a fait pousser… Ça peut être un peu ça, le dream de 2084.
Aurons-nous encore besoin de recycler ?
Pour moi le recyclage, c’est un peu une arnaque. On se sent bien quand on a jeté un truc à la poubelle. Ça donne l’impression d’avoir fait une bonne action. Cependant, le mieux, ça reste quand même le déchet qui n’existe pas. C’est vers là qu’il faut tendre. Et le recyclage, c’est tromper les gens sur la véritable urgence. Dans ma tête, en 2084, tout le monde a ses contenants et c’est interdit d’avoir des emballages pour les produits alimentaires.
Concrètement, ça n’est pas très compliqué à activer. Il suffit que tout le monde aille faire ses courses avec ses boites et ses sacs. En plus, il y a un argument économique. Le packaging c’est un coût que le consommateur paye. Aujourd’hui, l’interdiction des sacs plastique et l’apparition d’épiceries vrac est une première étape en ce sens. Mais il faudra aller plus loin.
Et en 2084, est-ce qu’on gaspille encore ?
On peut faire changer plein de choses. Le consommateur doit prendre conscience du gaspillage, être mieux informé sur les dates de péremption, penser aux manières de conserver les aliments, ne plus acheter des tonnes… Avec ces petites choses, déjà t’enlève presque 30% du gaspillage. Chez les consommateurs, c’est en train de bouger aujourd’hui. Donc, d’ici 2084, on pourra certainement avoir réduit de 20 à 30% ce problème.
Mais ça ne bouge pas que chez les consommateurs. Selon moi les industriels et politiques seront entrain de passer le switch également. Maintenant, un process de production chez Nestlé, ça ne se révolutionne pas en 6 mois ni en 5 ans. De son côté, le gouvernement a comme objectf de réduire de 50% le gaspillage alimentaire d’ici 2025. C’est un gros objectif à très court terme, mais si la France le fait, pourquoi pas tous les autres pays ?
D’après toi, en France, on est en avance ou en retard sur ces sujets ?
En France, on est très avancé sur ces problématiques. La loi contre le gaspillage alimentaire dans les supermachés, ça vient de chez nous et ça se réplique pas mal dans d’autres pays. L’interdiciton des sacs plastiques, c’est la France aussi. En ce qui concerne les associations qui passent récupérer les invendus des magasins, le tissu français est le plus développé en Europe là-dessus. Même chez Too Good To Go, le marché français est celui qui se déveoppe le plus rapidement. (L’entreprise est notamment présente en Norvège, au Danemark, en Suisse et au Royaume-Uni – NDLR).
Après, bien sûr il y a des initiatives dont on peut s’inspirer dans d’autres pays. Au Danemark par exemple, il y a des magasins qui sont uniquement des magasins de revente des invendus. La conscience écologique est assez poussée là-bas. Pareil, en Norvège, on trouve un peu partout des poubelles pour les déchets organiques où encore des systèmes de consignes dans les supermarchés pour mieux recycler les bouteilles et les canettes. La France peut s’inspirer de ces modèles pour continuer d’avancer.
La suite de nos échanges avec Lucie Basch à retrouver ici :
« Passer de l’application antigaspi à l’autorité de lutte contre le gaspillage alimentaire »