Apparue grâce à l’essor des cryptomonnaies, la blockchain (ou chaîne de blocs) est une technologie qui permet d’enregistrer des informations de manière vérifiable, permanente et sécurisée, sans faire appel à des tiers de confiance. Pour ses prescripteurs, elle est est ainsi porteuse d’une vision qui renoue notamment avec les principes fondateurs du web, à savoir des échanges directs entre citoyens, de manière transparente, gratuite et sans intermédiaires.
En terme d’usages, la blockchain se répand peu à peu à d’autres secteurs d’activité et pourrait être l’une des clés de la transition de notre modèle agro-alimentaire. Focus sur ce marché porteur qui commence à se structurer autours des grands noms du secteur et de jeunes entreprises innovantes.
C’est quoi la blockchain ?
Si l’on se réfère à l’organisation Blockchain France, La blockchain est « une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle ». Pour le mathématicien Jean-Paul Delahaye, elle peut être décrite comme « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible ».
En somme, il s’agit donc d’une base de données qui contient l’historique de toutes les actions effectuées entre ses utilisateurs. Cette base de données est aussi partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet de s’assurer de la validité de la chaîne de bout en bout.
Les champs d’application de cette technologie sont nombreux. Ils concernent particulièrement le transfert d’actifs, la tenue de registres pour une meilleure traçabilité des produits et actifs, ou encore la création contrats intelligents qui exécutent automatiquement les conditions et termes d’un contrat.
En fonction des usages il est ainsi possible de créer des blockchains publiques et ouvertes à tous, tout comme des blockchains privées dont l’accès et l’utilisation est limitée à un nombre restreint d’acteurs. Cette technologie fonctionne ainsi sur un mode de gouvernance qui est décidé en amont par les différents utilisateurs.
Dans l’agro-alimentaire où ce concept se développe à grande vitesse, on peut souligner, par exemple, le mode de gouvernance crée par IBM via le IBM Food Trust : un conseil consultatif constitué de représentants de l’industrie (distributeurs, producteurs, marques) et qui contribue à définir les règles d’engagement de la communauté, notamment en matière de propriété de la donnée et de type de données à inscrire dans la chaîne de blocs.
Une innovation qui permet ainsi aux professionnels de l’alimentaire d’envisager une meilleure traçabilité de leurs produits, de recréer du lien avec les consommateurs, mais aussi d’optimiser et de sécuriser toute supply chain (ou chaîne d’approvisionnement).
Quelles applications possibles pour l’agro-alimentaire ?
L’un des grands avantages de l’utilisation de la blockchain pour les secteurs agricoles et alimentaires réside en partie dans la notion de traçabilité. Elle vient ainsi répondre aux usages et attentes des consommateurs, qui cherchent des moyens fiables de redonner du sens à leur alimentation. Mais cette technologie vient également répondre à d’autres besoins, comme la lutte contre la fraude ou la sécurité sanitaire.
Les contrats intelligents et la facilitation des transactions
La réunion de différents acteurs au sein d’une même chaine permet par exemple de programmer l’exécution d’une transaction, en fonction de critères prédéfinis, et sans faire appel à un tiers ou une intervention humaine. Ainsi un exploitant agricole et son assureur peuvent valider le versement d’une indemnité d’assurance récolte après simple vérification photographique envoyée par smartphone.
La blockchain permet également de faciliter certaines transactions, notamment dans un cadre international, en important dans le système les certificats sanitaires et phytosanitaires qui garantissent la qualité des produits.
En 2016, la startup australienne AgriDigital a ainsi réalisé la première transaction physique de céréales par la blockchain. En France, c’est ce que propose la startup Ositrade en assurant la traçabilité des achats de produits certifiés Bio.
Apporter des garanties sur les pratiques agricoles
Dans un cadre de défiance entre des consommateurs en recherche de sens et d’une alimentation saine – d’une part – et des industriels de l’agro-alimentaire ébranlés par des crises sanitaires à répétition – d’autre part – la blockchain permet d’apporter des garanties sur les pratiques agricoles employées lors de la production.
Via des applications mobiles de Food Scaning, ils peuvent ainsi vérifier eux-mêmes les conditions d’élevage ou de cultures, l’origine du produit et sa conformité à certaines pratiques. Une manière de venir aussi renforcer les filières bio ou les produits du commerce équitable sans se référer à des labels ou cadres règlementaires qui manquent de clarté et d’homogénéité.
Faciliter la traçabilité des produits
De la même manière, certaines filières intègrent à leur blockchain toutes les données relatives aux étapes ayant précédées la mise en vente d’un produit. Une manière de rassurer le consommateur sur le chemin parcouru par ses aliments – mais qui permet également aux industriels de faciliter le contrôle et le rappel de produits en cas de problème sanitaire.
Les acteurs de la supply-chain enregistrent déjà depuis longtemps leurs données de traçabilité. Mais sans homogénéité des systèmes, chacun utilisant le sien (via progiciels, tableurs excel, etc.). Le problème vient du fait que ces données sont généralement accessibles uniquement sur demande et le temps nécessaire à faire remonter ces informations d’un bout à l’autre de la chaîne peut être important. Sans oublier les lacunes en termes de fiabilité (oublis d’informations, pertes de documents, données effacées…).
La traçabilité des filières via la blockchain permet d’améliorer ces pratiques. En Angleterre, la startup Provenance a expérimenté de cette manière la traçabilité du thon pêché en Indonésie. De son côté, Walmart s’est associé à IBM pour expérimenter la traçabilité du porc en Chine et de la mangue au Mexique. Toujours avec IBM, Carrefour a démarré son exploration de la blockchain pour assurer la traçabilité complète de sa filière de poulets d’Auvergne.
Réduire le gaspillage alimentaire
D’après la Commission Européenne, les dates de péremption sont impliquées dans 20 % du gaspillage alimentaire dans les foyers et sont la plus grosse source de gaspillage dans la grande distribution, jusqu’à représenter 10 % du gaspillage alimentaire en Europe.
Rendre accessible à tous les acteurs d’une même supply-chain les informations concernant les dates de péremption de chaque lot de produits, notamment dans les échanges entre distributeurs et fabricants, pourrait permettre de réduire ce chiffre. Et donc de limiter les gaspillages.
La Blockchain permet aux professionnels de l’alimentaire d’envisager une meilleure traçabilité de leurs produits, de recréer du lien avec les consommateurs, mais aussi d’optimiser et de sécuriser leur supply chain.
Qui sont les principaux acteurs ?
La blockchain étant au départ une innovation technologique, son bon fonctionnement ne saurait exister sans des acteurs qui travaillent sur les infrastructures, les protocoles et flux de données. Ainsi que ceux qui travaillent à rendre accessible cette donnée aux corps de métiers. Sans oublier les fabricants de capteurs connectés et, évidemment, les exploitants, marques et distributeurs.
Parmi ces acteurs, le groupe Intel teste actuellement une plateforme qui s’occupe de faciliter et de tracer les changements de possession des poissons tout au long de la chaîne logistique. Le plus avancé d’un point de vue technologique et commercial dans le secteur alimentaire semble cependant être IBM avec IBM Food Trust, une solution accessible en cloud.
IBM est d’ailleurs également à l’initiative du consortium Hyperledger (une solution open-source emmenée par la fondation Linux) qui regroupe de grands noms de l’IT, à l’image de Microsoft, ou encore du géant Salesforce. Mais aussi des entreprises comme JP Morgan, la Société Générale, HSBC, Airbus… Aujourd’hui, 275 entreprises font partie de cet organisme.
Dans l’univers de la blockchain alimentaire, on retrouve également un grand nombre de startups qui travaillent sur les usages et la visualisation des données, principalement via des interfaces accessibles en SaaS ou via des applications mobiles. En France, c’est par exemple le cas de la startup Connecting Food qui fait figure de pionnier sur ce créneau. (voir la suite de notre dossier).
Comme toute innovation technologique, il convient avant tout de distinguer les situations dans lesquelles la blockchain aurait une véritable valeur ajoutée et celles où les systèmes classiques sont suffisants.
Au sein de la grande distribution, la plupart des grands groupes explorent actuellement l’utilisation de la blockchain, en grande partie grâce à IBM et à la solution Hyperledger. C’est le cas de Walmart, d’Alibaba, de Nestlé ou encore des distributeurs français comme Carrefour (doté de 22 filières traçables grâce à la blockchain, et qui envisage une généralisation à toutes ses filières d’ici à 2022, soit entre 270 à 300 filières). Toujours en France, le groupe Auchan n’est pas en reste avec l’objectif, d’ici trois ans, de garantir la traçabilité de 750 filières.
Freins, limites et perspectives de la blockchain dans l’agro-alimentaire
Le développement de la blockchain pourrait, à terme, être un véritable catalyseur d’innovation pour les objets connectés, en particulier les capteurs connectés qui servent pour l’agriculture de précision. Mais aussi pour les acteurs de la nutrition personnalisée, une autre grande tendance à l’oeuvre dans la foodtech. Elle devrait également permettre aux filières de l’agriculture biologique de mieux se développer, tout comme elle pourrait être l’un des piliers de la consommation locale.
Cependant, comme toute innovation technologique, il convient avant tout de distinguer les situations dans lesquelles la blockchain aurait une véritable valeur ajoutée et celles où les systèmes classiques sont suffisants. Dans l’alimentaire, sur les questions de traçabilité, il semble cependant que la blockchain représente l’avenir.
Un autre point de vigilance concernant cette technologie réside en ce qu’elle pourrait être incompatible avec la trajectoire écologique que nous souhaitons. De nombreux acteurs, à l’image du Shift Project, alertent sur la pollution numérique qui explose depuis quelques années. Or, la blockchain est très consommatrice d’énergie, et donc ne va pas inverser la tendance. A moins que des progrès conséquents apparaissent en terme d’efficacité calculatoire, de process technologiques et in fine d’énergie dépensée.
Si ce point est surtout vrai pour l’utilisation de la blockchain dans le système des cryptomonaies, c’est moins le cas en matière d’agro-alimentaire. Mais surtout parce que les premiers projets sont encore en phase exploratoire. À grande échelle, la question devrait se poser.
Enfin, il faut ajouter que si la blockchain permet d’assurer l’intégrité des données des registres et donc que l’information transmise est bien celle que l’acteur a envoyée sur la blockchain, cela ne signifie pas qu’elle assure effectivement la véracité de ce qui y est introduit par celles et ceux qui seraient insincères. En d’autres termes, il n’est pas encore aujourd’hui possible de vérifier que l’information introduite sur la blockchain est vraie ou non.
Cependant, en cas de contrôle ou de non-conformité, cet outil permet facilement de remonter la supply-chain pour savoir d’où vient l’anomalie. Aurait-on pu éviter la crise de la viande de cheval grâce à la Blockchain ? À ce stade, probablement pas. En revanche, l’utilisation de ce registre aurait permis d’identifier très rapidement les lots incriminés ainsi que leur provenance, et donc de circonscrire plus rapidement le problème.
De la nécessité de créer des standards
La multiplication d’expériences sur la blockchain alimentaire implique aujourd’hui une grande diversité d’acteurs, mais aussi de formats de données et de protocoles. Même si la solution Hyperledger semble prendre le lead, il en résulte un paysage fragmenté qui ne permet pas toujours aux différentes applications de communiquer entre elles.
Or, pour être efficace, les entreprises auront besoin de connecter leurs blockchains, ce qui petit à petit conduira à des réseaux plus grands et la nécessité d’aboutir à une standardisation.
IBM food trust commence déjà à poser les bases de cette interopérabilité entre différents process et solutions, toutes les normes et initiatives de l’industrie, y compris l’initiative de traçabilité des produits GS1 (128-PTI). Nul doute que les Etats, particulièrement en Europe, s’attacheront également à se doter d’un cadre juridique et réglementaire permettant d’éviter les risques associés à cette nouvelle technologie.
Enfin, comme tout nouveau marché, la blockchain dans l’alimentaire devrait faciliter l’émergence de nouveaux acteurs qui proposeront des processus de distribution et de traçabilité venant stimuler la concurrence. À l’inverse, une vigilance est nécessaire concernant le rapprochements entre acteurs de l’alimentation et du secteur digital, renforçant des avantages concurrentiels et des positions de dominance.
Quelques sources pour aller plus loin :
Rapport prospectif de l’Agreste
Rapport prospectif de France
IBM Food Trust