Pour aborder en profondeur la question de la gestion de l’eau au niveau des territoires en France, nous avons échangé longuement avec Martin Gutton et Karine Leux, de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, en particulier sur les solutions fondées sur la nature.
Les Horizons : Martin Gutton, de quelle manière les territoires sont-ils touchés par le dérèglement climatique aujourd’hui?
Martin Gutton : La France n’est plus un pays agricole et rural, quand 80% de la population est citadine. Ce phénomène de métropolisation accentue l’impact du changement climatique. La concentration de population sur le littoral, l’attractivité continue des grandes métropoles qui poursuivent leurs projets de développement indépendamment de la ressource, aggravent la situation.
Par exemple, sur le bassin hydrographique Rhône-Méditerranée la réduction de l’enneigement alpin conduit à une forte chute des débits du Rhône pendant l’été. Sur le bassin Loire-Bretagne, l’augmentation de l’évapotranspiration due au réchauffement climatique conduit à une répartition très différente des précipitations sur l’année. De fortes pluies hivernales et des étés plus secs et chauds réduisent fortement les débits des cours d’eau, ou créent des phénomènes d’inondations.
Sur le bassin Adour-Garonne, Toulouse et Bordeaux sont des pompes aspirantes pour les activités économiques et les populations, ce qui accroît les besoins en eau. Ils sont considérables, à un niveau tel que le milieu naturel ne peut plus assurer.
Que font les Agences de l’eau alors pour accompagner ce changement et en prévenir les conséquences ?
Martin Gutton : On pensait qu’en France la ressource était abondante, avec un climat tempéré. Pour autant, ces dernières années, même en Bretagne on a pu être en tension. Par conséquent, nous travaillons de plus en plus sur l’économie de l’eau, la récupération et la réutilisation de l’eau, notamment dans les systèmes industriels.
Nous devons intégrer ces dimensions, et intégrer aussi que nous avons énormément imperméabilisé nos villes. Le modèle de développement français est très consommateur d’espace par rapport aux pays voisins. Ça accentue les phénomènes d’inondation et les conséquences économiques qui y sont liées.
Malgré l’urbanisation massive qui concerne aussi les territoires ruraux, l’eau provient en majeure partie des espaces agricoles et forestiers. L’Agence de l’eau intervient alors de manière massive sur les protections de captages en accompagnant les agriculteurs pour qu’ils évoluent dans leurs pratiques pour réduire leur impact sur la ressource en eau. Ainsi, progressivement l’Agence de l’eau élargit son champ d’intervention autour d’une meilleure connaissance des ressources et de plus en plus d’actions de protection.
Comme au judo, les solutions fondées sur la nature s’appuient sur la capacité de résilience de la nature pour encaisser les à-coups climatiques
Avez-vous des exemples à nous donner ?
Martin Gutton : On investit de plus en plus sur les solutions fondées sur la nature, dont on pense qu’elles sont la solution d’adaptation au changement climatique.
On rétablit des zones humides, on rend au cours d’eau son champ d’expansion en période d’inondations, on crée des prairies humides, des tourbières qui vont restituer de l’eau pendant la période sèche et permettre de soutenir l’étiage d’un cours d’eau. Réimplanter des haies permet de réduire l’évapotranspiration, d’infiltrer et d’épurer l’eau, ça réduit les ruissellements et donc la pollution par des particules du sol. C’est reprendre certaines solutions que nos ancêtres avaient naturellement construites pour pouvoir mieux supporter les à-coups climatiques.
Sur les territoires ruraux on accompagne des projets qui réunissent tous les acteurs pour partager les ressources en eau, notamment au sud du bassin, en Poitou. Dans cette zone les étés commencent tôt et sont secs, un climat qui peut prochainement être celui du nord de la Loire. On y accompagne les agriculteurs pour réduire leur consommation d’eau et sécuriser leur alimentation en eau d’irrigation avec du stockage pour anticiper les pénuries.
Quels exemples concrets de solutions fondées sur la nature en ville ?
Karine Leux : L’agence finance de nombreuses initiatives dans son programme d’intervention. La Gestion intégrée des eaux pluviales est peut-être la plus connue des solutions fondées sur la nature. L’objectif est d’infiltrer l’eau là où elle tombe, sur des sols perméables en utilisant la végétation. Dans ce principe, on restaure l’écosystème qu’on utilise et qui nous apporte des bénéfices et des services.
Pour comprendre en quoi cette solution est différente, vous devez savoir qu’historiquement les eaux pluviales sont collectées dans un réseau unitaire avec les eaux usées. En cas de très fortes pluies, le mélange des eaux en grande quantité ne peut pas être traité par le système d’assainissement, et l’eau polluée se déverse directement dans la rivière. Certains ont alors mis en place des réseaux séparatifs entre les eaux pluviales et les eaux usées.
Mais en France, on a massivement des services unitaires, ce qui représente un fort investissement pour traiter des eaux très mélangées, alors qu’à la base une grande partie de l’eau est propre. En plus, en fonction des précipitations la dilution des eaux varie, ce qui complexifie le fonctionnement de la station d’épuration. Avec l’augmentation des phénomènes de très fortes précipitations sur des temps très courts, les réseaux sont surchargés et débordent par moment, ce qui entraîne une pollution du milieu.
Dans ce cas, comment fait-on pour réduire la pollution des eaux pluviales dans les réseaux ?
Karine Leux : On recourt aujourd’hui à des solutions comme la noue, un fossé végétalisé qui collecte et filtre l’eau de pluie. C’est parfois imposé aux aménageurs pour être intégré à des parkings de supermarché. Ils peuvent aussi planter des arbres entre les places avec un fossé végétalisé qui recueille l’eau de ruissellement du bitume. Une autre technique simple à mettre en œuvre est de modeler un espace vert en léger creux pour pouvoir infiltrer la pluie. Il y a aussi des solutions minérales avec des matériaux perméables aux eaux pluviales.
Nous avons lancé un appel à initiatives sur ce sujet-là et 39 initiatives ont été retenues. Le montant total des projets est de 41,7 millions d’euros, qui concernent des petites et grandes collectivités. Une fois les projets plus avancés, les collectivités déposent leurs demandes d’aide auprès de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Nous subventionnerons à ce moment-là, à hauteur d’environ 50% du montant total de chaque projet.
Il coûte plus cher de devoir épurer l’eau pour la rendre potable que de mener des actions sur les espaces agricoles pour réduire la pollution de la ressource en eau.
Pouvez-vous nous donner un exemple de réalisation ?
Karine Leux : Oui, sur l’agglomération roannaise, dans la Loire, un projet de gestion des eaux pluviales totalement intégré à l’urbanisme a été récompensé en 2017 par le Trophée de l’eau de l’Agence. Sur cette ville, 20% des effluents n’étaient pas traités par temps de pluie car les réseaux et la station n’étaient pas dimensionnés pour accueillir de tels volumes d’eau. Or, la réglementation de 1991 impose de ne pas rejeter plus de 5% des volumes générés par l’agglomération.
Roanne est située en amont de la Loire où le milieu est très sensible, ce qui a obligé l’agglomération à améliorer son système. Une gestion classique de collecte et traitement des eaux a été estimée à plus de 100 millions d’euros, ce qui aurait entraîné un prix de l’eau bien trop élevé par usager. La Roannaise de l’eau a alors mis en place une politique volontariste de gestion intégrée des eaux pluviales dans les espaces paysagers, à l’occasion de chaque réaménagement de voirie ou d’espace public.
Cette gestion intégrée est bien plus économique qu’une solution tout tuyau, notamment quand on infiltre dans des espaces verts existants ou déjà prévus dans les programmes d’aménagement. À Roanne aujourd’hui on a déjà plus de 20 hectares qui ont été déconnectés des réseaux. C’est un travail de longue haleine.
Martin Gutton : L’agglomération de la ville d’Angers a utilisé ses zones de parcs pour contribuer à la gestion intégrée des eaux pluviales. Ça limite les tuyaux et ces espaces de stockage de l’eau vont permettre de tamponner les effets des fortes précipitation. Ce sont aussi des espaces très riches en biodiversité, car il n’y a pas de traitement phytosanitaire, et souvent mieux protégés que des espaces agricoles cultivés.
Est-ce que toutes les collectivités peuvent s’engager dans la gestion intégrée des eaux pluviales ?
Karine Leux : Dans le cadre du dernier appel à initiatives nous avons engagé ce type de démarches dans de nombreuses collectivités, même dans les petites. Notre enjeu est de travailler sur les communes avec un réseau unitaire et un impact de pollution du milieu. Mais cette technique de gestion intégrée des eaux pluviales peut être mise en œuvre partout, même dans des communes où il n’y a pas cet enjeu parce qu’elle apporte beaucoup de bénéfices sur le cadre de vie, la réduction des risques d’inondations, la préservation de la biodiversité. Et un autre bénéfice important est que ces techniques sont moins coûteuses que le tout tuyau.
Martin Gutton : Nous pouvons accompagner financièrement et susciter l’envie de faire, via le lancement d’appels à initiatives qui est une démarche assez légère. Les porteurs de projets nous font remonter une idée de ce qui pourra être réalisé dans les prochaines années. Nous pouvons ensuite accompagner la réalisation du projet. Et nous communiquons autour pour donner envie à d’autres qui seraient dans des situations comparables de faire la même chose. Nous avons donc un intérêt à trouver des opérations qui se déroulent dans toutes les strates et sur tout type de projet, car cela constitue un vivier d’actions très intéressant à montrer à d’autres acteurs.
La technique de gestion intégrée des eaux pluviales semble hyper attractive, mais elle nécessite de faire évoluer le regard des services techniques et des élus. C’est souvent plus facile dans les grandes villes que dans le monde rural, où il y a encore beaucoup de projets d’urbanisme qui imperméabilisent les sols, alors que le modèle était adapté naturellement, à l’image de villages où il n’y avait pas de trottoirs et où les eaux pluviales s’infiltraient.
Nous devons lutter contre un modèle des années 1970-80 qu’il faut maintenant absolument renverser.
Comment définissez-vous la gestion durable de l’eau à l’échelle d’un territoire ?
Martin Gutton : Nous avons beaucoup parlé des villes, mais en réalité elles ne peuvent pas se désintéresser de leur bassin versant. C’est un espace de solidarité sur l’eau parce que les ressources qui alimentent la ville proviennent d’espaces agricoles et naturels. Les inondations aussi viennent de l’amont de la ville. L’espace de solidarité doit donc s’exprimer sur le bassin versant, dans la gestion et le partage de l’eau, et également dans la gestion de la ressource financière. Le monde urbain doit accepter de prendre en charge des solutions fondées sur la nature, et rémunérer des espaces agricoles pour services environnementaux.
La bonne dimension de la gestion durable de l’eau c’est un grand bassin versant qui combine le bassin de vie et le bassin hydrographique en intégrant tout le cycle de l’eau. La dimension transversale est importante aussi, qui intègre l’aménagement, le paysage, les services de l’eau et de l’assainissement, y compris l’architecture. Parce que la gestion intégrée de l’eau peut aussi se faire via des toitures qui peuvent stocker de l’eau et jouer un rôle dans le tamponnement thermique. Au niveau d’une parcelle d’un lotissement, l’idéal est que chacun gère les eaux pluviales issues de ses surfaces imperméabilisées plutôt que de les renvoyer dans un réseau urbain.
Et dès l’amont il s’agit de protéger les captages pour parvenir à ce que l’eau prélevée dans le milieu soit d’une qualité suffisamment bonne pour ne pas avoir à être traitée. L’objectif de bonne gestion dans les réseaux est de limiter au maximum les pertes, ce qui nécessite de connaître son réseau, en sectorisant avec des compteurs pour localiser le secteur des fuites et intervenir sans changer tout un réseau.
Y a-t-il une stratégie de réutilisation des eaux usées en France ?
Karine Leux : En France, l’eau est un cycle permanent et la réutilisation se fait en réalité de façon permanente. Les consommateurs rejettent 95% de l’eau qu’ils consomment dans l’assainissement, qui se poursuit dans la rivière avant qu’une nouvelle collectivité prélève l’eau pour la traiter et la redistribuer. Sur la Loire, l’eau puisée en amont d’une ville y est consommée puis rejetée en aval, à Orléans, Tours, Angers, Nantes et Saint-Nazaire. A contrario, en irrigation agricole l’eau prélevée ne retourne pas directement dans le circuit.
Daucy, industriel de la conserve en Bretagne, a mis en place un système de retraitement que nous avons soutenu. Le tiers de sa consommation d’eau, 80 000 m3 par an d’eaux usées, passe par un système d’ultra-filtration lui permettant de la réutiliser pour prélaver ses légumes et nettoyer ses installations. C’est un système très pointu qui rend l’eau potable.
Sur l’Île de Ré, dans le bassin Loire-Bretagne, la ressource en eau est limitée alors que la population est très importante pendant les vacances ou les périodes de confinement. L’eau traitée sur l’île repart directement à la mer et n’alimente pas les cours d’eau. On a donc mis en place un système de réutilisation des eaux après hygiénisation pour irriguer notamment la production de pommes de terre.
Il faut comprendre que l’eau qui sort d’une station d’épuration n’est pas de l’eau perdue car elle retourne et soutient le cours d’eau, c’est nécessaire au bon fonctionnement du milieu aquatique.
Un dernier exemple ?
Martin Gutton : Oui, aux Sables-d’Olonne avec là aussi un rejet de l’eau en mer, on suit le projet Jourdain de réutilisation des eaux usées. Les réflexions techniques sont en cours pour remonter l’eau traitée dans une réserve d’eau potable à l’amont pour la réutiliser comme eau potable sur le territoire. Ce projet est lourd et pourrait représenter 20 millions d’euros d’investissement. Le pilote du projet devrait fonctionner en 2022, et le projet complet se terminer en 2026.
Sur des territoires comme l’Île de Ré et Les Sables d’Olonne il y a une très forte pression sur la ressource du fait des fortes variation saisonnières de population. Mais ailleurs en France, tant que l’eau est disponible on n’investit pas de telles sommes pour réutiliser des eaux usées.